« En d’atroces souffrances » d’Antoine de Baecque

J’ai acheté ce livre pour deux raisons. La première est mon intérêt pour la douleur et son histoire. Ce court ouvrage pouvait être une bonne introduction au sujet. La deuxième est d’avoir écouté plusieurs fois antoine de Baecque sur France Culture en particulier sa série sur la marche l’été dernier que j’avais bien aimé. Il existe une troisième raison, Alma est une maison d’éditions avec de bonnes idées éditoriales, acheter un livre est un soutien à leur travail.

Ce livre est issu de la collection Pabloïd.

Je vais commencer par ce qui m’a profondément irrité, dès le 4é de couverture, retrouvé page 12, nous apprenons que l’auteur est atteint d’une maladie articulaire, une spondylarthrite ankylosante probablement, qu’il prénomme HLAB29. Ce groupe d’allèles HLA n’existe pas. Vous pouvez vérifier là, en tapant « B*29 ». Vous pouvez taper « HLAB29 » dans Google, il sort en 2, le livre. Je pense qu’il voulait écrire HLA-B27. J’ai failli arrêter à la page 12 ma lecture. Comment croire un auteur qui n’est pas capable de nommer correctement sa maladie. Certains patients de maladies génétiques sont incapables de se souvenir du nom du gène qui est muté. L’inconscient est responsable d’oubli toujours étonnant. Je suis passé outre. J’espérais que ce que j’allais lire ne serait pas du niveau de HLAB29 et qu’il était plus pointilleux avec ses sources qu’avec sa maladie.

J’ai été pris par un vertige. Et si ce livre noté « essai/histoire » était en fait un roman. J’ai pensé immédiatement à Borges et ses mondes si bien décrits, si documentés, avec tant de notes de bas de pages, qu’ils auraient pu être vrais. Et si l’auteur avait voulu s’amuser et nous faire passer sa vision de la souffrance en créant neuf histoires. Si tout était uniquement création, est ce que ceci changerait quoique ce soit à l’intérêt de l’œuvre ? Oui et non. Il irait jusqu’au bout de la logique utilisant la douleur créatrice comme Angelica Liddell. Quelle expérience fascinante alors, éblouissant, ce ne serait pas bien grave. Gênant malgré la fascination, moi qui voulait des portes d’entrées pour étayer certains de mes cours sur la douleur, je serai obligé de trouver une autre source.

Amusant comment une erreur, peut-être involontaire de l’imprimeur qui confond un 7 avec un 9, fait naitre des idées bizarres. Plutôt que de me laisser porter par le propos, je me retrouve à penser aux Onze de Michon, aux textes de Borges, etc. Si j’étais un chroniqueur sérieux, je vérifierai chaque histoire, chaque référence pour discerner le vrai, du faux. Malheureusement, pauvres lecteurs de ce misérable blog, je suis d’une grande fainéantise.

J’ai lu ce livre en une journée, en ne pouvant pas le lâcher, essai ou roman peu importe, il est passionnant. Je vous conseille sa lecture si vous vous intéressez à la douleur et quel soignant peut ne pas s’intéresser à la souffrance.

L’ouvrage avec ces neuf stations, plus une introduction et une fin vélocipédique nous fait découvrir l’immensité du champs de la souffrance. L’histoire des émotions est un domaine très excitant. Je vous conseille, en passant, la lecture de l’excellent texte d’Arlette Farges sur la douleur au XVIIIé siècle. Ce travail est aussi dans la ligne d’un roman qui m’avait fasciné, le journal d’un Corps de Pennac.

Nous allons avec de Baecque du XIVé siècle au XXIé siècle pour explorer les différentes facettes de la souffrance et leurs utilisations au gré des besoins religieux, politiques, militaires, sexuels, artistiques. Cette expérience intime, une des plus subjectives qui soit, a donné lieu à tant d’interprétations divergentes qu’une généralisation semble impossible. Le discours sur la douleur, la plus primitive de nos sensations, n’a pas beaucoup évolué. Nous n’arrivons pas à sortir de la problématique douleur/bienfait-chance ou douleur/malheur-drame. Il y a une oscillation permanente entre ces deux pôles du bien et du mal.

Les deux premiers personnages que nous rencontrons sont Catherine de Sienne et Rancé. Deux religieux qui font de la souffrance une condition indispensable au salut. Ces deux expériences extrêmes permettent de mieux comprendre le discours religieux sur la douleur. Le christ a souffert, nous devons souffrir, je résume. Dans le débat actuel sur la « mort dans la dignité » qui hante les médias depuis des années découvrir le souci de la « bonne mort » du XVIIé siècle est une révélation. Bien mourir à l’époque et selon la règle de La Trappe, c’est agoniser sans soulagement. Nous mesurons facilement la différence de perception, je n’ose pas parler d’évolution car qui a raison? Ce débat sur la bonne mort ou la mort digne n’est pas un problème médical mais un problème de société et de croyance. Dans ce grand siècle, souffrir permet d’obtenir le salut, de rejoindre le christ. Le refus des soins et de toutes douceurs est un moyen d’accélérer le processus. La loi Léonetti n’est pas très éloignée de la règle trappiste (lisez ces dix points).  Dans notre modernité bien mourir c’est ne pas souffrir, c’est décider du moment, c’est la maitrise. Être conscient du fait qu’il ne peut y avoir de mort bonne de façon absolue, que ceci ne peut être que relatif, dépendant de la vision de la société, qu’il ne peut y avoir de vérité absolue devrait nous rendre humble, plutôt que péremptoire dans un sens ou l’autre. Au lieu d’une bataille, nous devrions entendre un dialogue respectueux des convictions des uns et des autres, sans anathèmes et haines. Dialogue penché sur l’écoute d’autrui et la construction de la meilleure solution possible pour le malade, juste faire de l’éthique. L’histoire est utile à ça, se mettre à la place des autres, se départir de nos préjugés et tenter de comprendre une époque pour mieux appréhender la notre.

Pour Catherine de Sienne, j’ai trouvé très moderne la dimension insupportable d’imaginer une souffrance sans stigmates. Nous avons toujours ce problème avec la douleur. Nous ne pouvons croire le discours douloureux que ci nous avons des preuves. Au XIVé, la présence de stigmates, actuellement l’imagerie médicale. Souffrir sans substratum anatomique est toujours aussi mal vu maintenant qu’il y sept siècles. Combien a-t-il fallu de temps pour reconnaitre la migraine comme une pathologie et je n’ose pas parler de la dépression? Étonnant non?

Les troisième et quatrième chapitres portent sur l’administration de la peine capitale, forme de purge sociale. Ils conduisent à comparer  le supplice de Damiens et l’avènement d’un symbole républicain, la guillotine. L’exposition de la douleur dans l’espace publique ou le désir d’administrer la mort sans douleur sont toujours d’actualité. Le débat autour de la représentation de la douleur et au delà de la mort dans l’espace publique est déjà là. Il rejoint celui qui sera exposé au chapitre 9 avec les spectacles de Liddell. La douleur peut être un spectacle, hier comme aujourd’hui, permanence évidente qui ne peux pas laisser indifférente. Je ne suis pas sur que le sens recherché soit très différent. Il suffit de voir comment sont mises en ligne les décapitation par l’état islamique. Faire souffrir pour expier ou ne pas faire souffrir en tuant mais publiquement pour montrer la force de l’état. La douleur et la mort, si elles sont ultra-intimes, sont aussi des objets politiques, publiques. Je n’ose pas évoquer le problème du biopouvoir, je vous renvoie au corps marché.

Le cinquième chapitre m’a fait découvrir à travers la saignée napoléonienne de la société française la belle figure de Larrey. L’empereur de l’amputation, le théoricien et praticien de la médecine de guerre, impressionnant de voir comme tout y est, ramasser vite les blessés, décider vite qui opérer et le faire au plus près du cadre des combats. Larrey ampute sans anesthésie. Nous imaginons avec horreur la douleur de ces hommes. Il est forcément mis en parallèle avec la figure de Leriche, grand combattant de la douleur. Opérateur hors du commun, Leriche a inventé la chirurgie de la douleur, physiopathologiste de génie, il a fait de la compréhension des mécanismes de la douleur l’essence de sa prise en charge.

Le chapitre 8 est pour le médecin contemporain le plus immédiatement parlant. Le débat faut il anesthésier totalement toute douleur ou respecter certaines douleurs est toujours d’une actualité sans cesse renouvelée. Le débat sur l’usage des morphinique et la découverte aux USA des risques liés à une utilisation non raisonnée de ces molécules montrent que sur ces points aussi nous n’avons pas beaucoup évolué. La figure représente l’évolution des décès par surdosage non intentionnel aux morphiniques aux USA.

The figure shows the rate of unintentional drug overdose deaths in the United States during 1970–2007. In 2007, approximately 27,000 unintentional drug overdose deaths occurred in the United States, one death every 19 minutes. Prescription drug abuse is the fastest growing drug problem in the United States. The increase in unintentional drug overdose death rates in recent years has been driven by increased use of a class of prescription drugs called opioid analgesics.

Il est rappelé que l’inventeur de l’anesthésie fut une dentiste Horace Welles et sa tentative d’utilisation du protoxyde d’azote. Le mélange entre charlatanisme et science est très savoureux. Pendant que Leriche prône le traitement de toute douleur en expliquant qu’elle est toujours mauvaise, le mouvement doloriste nait et défend la souffrance. Il est probable que la vérité soit dans une position équilibrée. L’expérience douloureuse peut être importante car elle montre la limite. La souffrance chronique détruit le moi, rend fou et doit être combattue. J’explique aux étudiants l’importance de traiter la douleur pour améliorer la prise en charge. Si vous ne traitez pas une colique néphrétique vous ne pourrez pas soigner correctement votre patient. Par contre il n’est pas nécessaire de prescrire de la morphine pour des douleurs dentaires qui ont plutôt besoin de soins adaptés comme une avulsion. Ce chapitre 8 est vraiment utile au médecin.

Je finirai avec les douleurs de l’amour, de la passion, du masochisme. Deux chapitres y sont consacrés. Il s’agit de douleurs voluptueuses. L’auteur montre la différence ténue entre souffrance et plaisir. Pour Vigny et Dorval, la passion amoureuse et sexuelle s’accompagnent d’une jalousie destructrice. La douleur de la jalousie est responsable de grandes souffrances. Imaginer l’autre heureuse, jouissante dans les bras d’un autre alors que nous nous morfondons dans l’attente est une déchirure psychique (Il faut lire Proust, si vous avez eu la chance de ne pas connaitre ces affres et souhaitez les découvrir). Elle laisse des cicatrices redoutables qui ne se referment jamais totalement. L’épitaphe de Marie Dorval est un bel exemple. A l’opposé de la jalousie, un sentiment totalement sauvage et hors de contrôle, nous découvrons l’amour contractuel et hautement réglé de Sacher-Masoch. Fourrure, domination et quelques coups de fouet apportent le plaisir érotique le plus intense à cet écrivain autrichien. Ses jeux et son nom sont devenus à son corps défendant le symbole de la perversion appelé masochisme. A cet époque s’établit une forme de norme sexuelle, rejetant la douleur hors de la sexualité normale.

Ce court résumé illustre, j’espère, la richesse et les nombreuses portes qu’ouvrent ce livre. On regrette qu’il soit trop court. La douleur, la souffrance et leur représentations sont un bel objet historique. Il nous apporte énormément pour comprendre nos rapports ambivalents à cette sensation.

Douleur recherchée, douleur refusée, il finit son livre sur la douleur du sportif. Cette douleur du dépassement de soi est magnifiée dans l’iconographie contemporaine. Sans douleur pas de champion, le reproche fait au dopé n’est pas de risquer sa vie mais surtout de gagner sans souffrir (vision totalement fantasmatique du l’amélioration de la performance soit dit en passant), sans payer le prix de sa gloire qui ne peut être que la souffrance. Cette souffrance de la répétition du geste peut devenir plaisir. Le plaisir de sentir ses muscles au bord de la rupture, de la brulure de l’acide lactique, du souffle court et puis le moment où nous dépassons ce stade pour rentrer dans une autre dimension. Le grand champion est celui qui maitrise la douleur qui n’en a plus peur. Le jour où il fuit la douleur, il perds. Pour tout ceux qui on fait du sport à un certain niveau la douleur est une compagne, une maitresse retrouvée avec une volupté digne de Sacher -Masoch. Une souffrance réglée, programmée, anticipée, le scénario est écrit depuis longtemps. L’exemple du cyclisme est bon, celui de la natation aussi, encore meilleur, car si sur la route il peut y avoir des imprévus, dans les 50 mètres de la piscine rien juste ce bleu, les bras qui tirent, les jambes qui brulent, les abdominaux qui gainent le tout en quête de la glisse.

Il est amusant d’observer comme cette douleur du travail sportif est portée au pinacle alors que la douleur professionnelle est refusée. On peut souffrir pendant ses loisirs pas avec son métier. Je reste étonné et un peu abasourdi de cette différence de traitement. Le travail serait responsable de douleurs atroces, insupportables, destructrices. Il y a une histoire de la douleur au travail à faire qui pourrait nous éclairer sur l’épidémie de burn out et son sens. Il me semble voir une constante, nous acceptons la douleur quand nous nous l’infligeons volontairement, mais la douleur imposée est responsable d’une souffrance que nous ne savons pas/plus sublimée.

Il manque une douleur, celle de la perte, celle du deuil. Douleur terrible, elle mérite probablement un ouvrage entier.

Je ne peux que conseiller la lecture de ce texte à tous les médecins, en formation, formés ou déformés. Une approche historique et sociale de la douleur est un complément essentiel de l’approche médicale et physiologique.

 

 

 

 

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2 réponses à « En d’atroces souffrances » d’Antoine de Baecque

  1. nfkb (@nfkb) dit :

    Hallo,

    Je fais partie de cette phalange de gaziers combattants de la surprescription d’antalgiques et surtout de morphiniques… la morphine et ses dérivés sont probablement une nébuleuse dont on comprend mal les tenants et les aboutissants et son abus est un vrai problème pour moi… si tu as quelques minutes, je te conseille vraiment le cours de l’excellent Pr Marc De Kock http://www.nfkb0.com/2012/01/07/ils-sont-forts-ces-belges/

    Dans ma (courte) expérience sportive, le cyclisme est vraiment le sport où j’ai été le plus vite face à la souffrance. Le moindre dénivelé devient horrible si le vent souffle de face et qu’on est encore loin de la maison… si la froide humidité flahute est également de la partie on frôle la mission ordalique… Il parait que Merckx disait qu’il n’était pas le plus fort mais celui qui savait le mieux souffrir. C’est avec ce genre de propos qu’il est devenu l’apôtre des Velominati. Je conseille une visite sur le site des Velominati à tous ceux qui aiment le cyclisme et/ou l’humour anglo-saxon http://www.velominati.com/ (et surtout The Rules)

    Tchuss

  2. Un salut des éditions Alma. Merci pour le compliment initial et surtout pour cette très vivante lecture. Il n’y a pas de faute d’impression dans le nom de la maladie, et vous analysez d’ailleurs très bien la raison du lapsus. Pour un éditeur, un retour des lecteurs est toujours un grand encouragement.

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