« L’Imposteur » de Javier Cercas

Javier Cercas est un écrivain majeur, peut être l’écrivain européen le plus important du moment. Je ne lis pas assez pour vraiment juger. J’ai fini son dernier roman sans fiction. J’avais adoré « Anatomie d’un instant », avec « L’imposteur », il franchit encore un palier.

Comment raconter l’histoire d’un menteur génial et réel ? Voici à quoi se frotte Cercas, au plus grand menteur de tous les temps, Enric Marco. Il fut le symbole de la déportation nazie pour les espagnols avant que fut découvert la supercherie. Il avait menti. Pas un petit mensonge, il a été le visage des camps de concentrations pendant quelques années. Il a abusé tout le monde par sa gouaille, sa faconde, son charme. Voilà à qui s’attaque Cercas dans ce roman sans fiction. Qu’est ce qu’un mensonge? Comment construire un mensonge? En dehors de la littérature peut il exister un mentir vrai?

Ce roman est une expérience intellectuelle intense et jubilatoire. Il construit son texte comme un musicien. Vous retrouverez des leitmotivs, des gimmicks qui reviennent, qui scandent le texte. Pour ne pas se perdre dans l’esprit tortueux et retors de son héros, l’auteur et nous avons besoin de ces répétitions, pans de réalité nous évitant de nous laisser emporter par le talent du bonhomme.

La construction littéraire est fantastique. L’alternance des chapitres, un peu de vie réelle du héros, un peu de la construction de l’enquête ou des réflexions sur la littérature nourrit d’une grande culture confrontée à l’autodidacte de génie. Rien n’est gratuit, tout est là pour nous faire ressentir la fascination, le malaise face à cette fascination, le dégout, le trouble et le sentiment de comprendre un peu mieux cet homme. Ce texte est du grand art. Il restera au delà du sujet comme le premier peut être le dernier d’un genre nouveau. Ce sentiment est renforcé par la référence au Quichotte. Enric Marco est Don Quichotte, Javier Cercas est un nouveau Cervantès.

J’ai lu il y a quatre ans ce monument de la littérature mondiale qu’est le Quichotte. J’avais commencé une note que je n’ai jamais publié, finalement je la reprends, surmontant ma fainéantise.

Pendant mes vacances, j’ai lu Don Quichotte. Les 1600 pages de ce roman m’ont accompagné pour ce retour en Allemagne. Mes pérégrinations aoutiennes eurent été très agréables sans ce livre, elles sont devenues inoubliables.

J’avais pris les deux tomes qui trainaient dans mon bureau depuis quelques mois sans grande conviction. J’ai commencé et je n’ai plus lâché les deux protagonistes jusqu’à la fin. Cervantès est un immense écrivain et son traducteur est à la hauteur (Aline Shulman). Ce livre écrit au début du XVIIé siècle est monumental, sublime, hallucinant. Il contient toute la littérature occidentale. Après l’avoir lu, on ne lit plus de la même façon, on reprend ses lectures d’un autres œil et on voit les emprunts volontaires ou non à ce monde qu’est le Quichotte. C’est un roman de chevalerie, le premier, le dernier, je ne sais pas. Il est d’une actualité troublante. Il parle d’amour, de rêve, du sens de la vie, de politique, de rapports sociaux, culturels, raciaux. Certains comportements semblent datés,  dès qu’on met un peu de distance de contexte, on s’aperçoit que rien n’a changé. Le fond est passionnant, la forme vous subjugue. La tension dramatique tient le long des pages sans diminuer, la tension intellectuelle entre sancho et don quichotte est prenante, folie, intelligence, bêtise, tout se côtoient, comme dans la vie.

Ce roman est sublime, il parle de tout.

La mise en abyme du tome 2 où Quichotte et Pansa se frottent à la notoriété, où il deviennent des héros de romans et où les lecteurs peuvent rencontrer leurs héros. Qui n’a jamais rêvé de rencontrer son personnage préféré pour lui poser quelques questions? Quelle modernité.

Je réalise que depuis 4 siècles, le roman tourne autour de cet axe fondateur. Dans le roman, il y avait déjà beaucoup de questions et des réponses à qu’est ce que la littérature, que sont ces rapports avec la vie, la réalité. Qu’est ce que la folie, qu’est ce que la normalité?

La forme, je me répète, est extraordinaire. Les histoires s’entrecroisent, elles font écho à la folie de Quichotte. L’enchevêtrement des destins sur une trame aussi simple que l’errance est impressionnante. Comme si le cœur de notre destin se trouvait dans le voyage, dans la migration. Cervantès est un écrivain incroyable et le Quichotte est une lecture indispensable à qui aime la littérature. C’est la littérature. C’est tous ce qu’on attend d’un livre, aventure, réflexion, rire, tristesse, amour, passion et une pointe de folie, ce pas de coté qui fait le texte majeur. La vie concentrée bat plus fort, avec des couleurs plus vives, des contrastes plus intenses, que dans la réalité, magnifiée par le génie stylistique. Elle est séduisante. La quête de cette vie littéraire séduit Alonso Quichano. Cervantès est un monstre humain. La grande littérature se reconnait à la nature des protagonistes, humains surhumains, merveilleux et faillibles, courageux et pleutres, brillants et stupides. Cervantès aimait les hommes, c’est sur, dans le texte il y a une humanité unique, un amour de l’autre quel qu’il soit du plus riche au plus humble, de l’empathie pour tous.

C’est un monde, lisez le, lisez le.

Quand j’ai relu, ces phrases, je les ai trouvées totalement adaptées à « L’imposteur ». Une seule différence, il ne s’agit plus de construire la fantaisie, elle a été vécue par le héros qui du début à la fin de sa vie n’a fait que mentir. Pour survivre, pour ne pas disparaitre noyé dans le tourbillon de l’histoire européenne du XXé siècle, il a choisi de mentir. Il a vécu cette survie, remplissant les vides par toujours plus, sans fin, jusqu’à être rattrapé par la vérité scientifique, d’un historien. Terrible clerc qui détruit la mystification juste avant son point d’orgue.

Le personnage de roman est une hyperbole monstrueuse (c’est Cercas qui le dit). Enric est une hyperbole de la société. L’auteur a eu cette intuition géniale de voir en lui l’homme du oui, l’homme de la majorité, celui qui se rêvait en révolté est le symbole de la majorité de la société dans laquelle il vit. Il a juste mis un peu plus de paillettes que les autres. Il a osé le kitsch. Il s’est toujours adapté à la société. Il n’a été que son miroir grossissant, la rendant aussi belle qu’elle même se rêvait, héros anti-franquiste et anarchiste à un moment, puis héros de la société civile, avant de devenir la rock-star de la mémoire historique.

Comment les mensonges ont pu marcher? Il s’attaque à notre rapport à la réalité. Nous aimons les bons clients, les victimes et les témoins. La victime témoignant est devenu le héros moderne. Warhol avait eu cette intuition. Enric Marco a poussé le principe à l’extrême. Il n’aurait pas un quart d’heure de gloire médiatique mais une vie entière. L’explication de notre crédulité est que nous n’aimons pas la réalité. Nous refusons la complexité ou la simplicité du monde tel qu’il est. Nous préférons nos chimères. Quand une dichotomie simple est proposée sur un plateau nous n’hésitons pas. D’un coté le bon, de l’autre le méchant, Marco a entièrement intégré cette dimension. Il a utilisé son imagination pour que la société entende ce qu’elle désirait, mais certainement pas la réalité. La réaction médiatique à Enric Marco est un beau symbole de notre refus de l’ombre et du gris. Il passe sans transition du bien absolu, mouton sacrificiel renaissant sans cesse au gré des attentes, à l’incarnation du mal absolu, du grand méchant loup dévorant la vérité. Seuls ceux qui l’ont connu ne se limitent pas à cette dichotomie, mais voient en lui ce gris et comprennent la réalité du personnage. Enric Marcon est atteint de médiapahtie, nous sommes de grand consommateurs de médiapathes.

Ce roman sans fiction est  un grand texte. Il peut nourrir des heures de réflexions sur le monde comme il va, sur l’individu comme il est. Sur notre fascination pour les bonnes histoires. L’homme est un amoureux des histoires, notre imagination est notre plus grande force et notre plus grande faiblesse. La preuve, le roman fonctionne formidablement bien.

L_imposteur_dédicaceAprès cette lecture qui m’a bouleversé, j’ai eu la chance d’aller entendre Javier Cercas parler de son livre. C’est un très bon client. Sa parole est au niveau de son écrit. Il charme son auditoire comme un dresseur de serpent. Il est à 200% dans sa démonstration, c’est fascinant. L’entendre parler est une belle expérience. Je comprends pourquoi il a eu peur d’écrire ce livre. En découvrant par son enquête la recette du bon mensonge, toujours un soupçon de vérité comme germe qui va donner croissance au cristal du mensonge, il a compris qu’il faisait exactement la même chose. Je le cite:

« Il faut attendre que la réalité vous donne quelques choses »

Il expliquait comment le romancier  alimente son imaginaire. C’est comme Enric Marco, un petit os dur de réalité entouré d’une montagne de chantilly et de guimauve pour faire plus joli, plus mou, plus kitsch. Le passé n’en finit pas de vivre dans ce présent mythique.

L’auditoire était heureux d’avoir entendu un homme si brillant. Je n’ai pu m’empêcher de voir en ce raconteur d’histoire, le jardinier d’un très joli conte: « La chair de la langue » collecté par Praline Gay-Para. L’essence de la littérature est dans ce court texte swahili.

Ce roman est important, pour ne pas dire essentiel. Ceux qui pensaient que le roman est mort se trompent. Tant qu’il y aura des Javier Cercas pour capter le réel et le mettre en page, le roman sera vivant.

Comme la musique de jazz, rien ne peut tuer l’improvisation.

Un morceau au titre tout à fait dans le ton de John Scofield: Past Present

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3 réponses à « L’Imposteur » de Javier Cercas

  1. docteurdu16 dit :

    Bonjour,
    Le Quichotte fait partie des livres de la première division (La Recherche… L’homme sans qualités…).
    Lire ce qu’en dit Kundera dans L’histoire du Roman.
    Bonne journée.

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