« La Conspiration » de Paul Nizan

A Venise, si vous êtes en manque de livres et que vous aimez les lieux avec du caractère, je vous conseille la librairie l’Acqua Alta. Spécialiste dans la vente d’occasion, ce lieu est assez bien organisé sous son désordre apparent. Il y a un rayon littérature en français, qui n’est pas mal du tout. J’aime bien les librairies, alors je fouine un peu. Cette année, j’ai déniché une édition (Folio 1983) sans aucune valeur d’un auteur que j’avais envie de lire depuis quelques temps. La librairie « en vrai » a ceci de supérieure au cybermarchand, il y a une place au hasard, à la découverte. J’aime bien me perdre dans ces lieux étranges. A Lisbonne vous avez Ler Devagar.

20151026_135733Je ne sais plus pourquoi je voulais lire Nizan, un vague souvenir d’une écoute d’émission sur France Culture. Quand je suis tombé sur ce livre aux pages jaunies sentant le renfermé avec pour seule trace du précédent possesseur, une marque de stabilo boss rose à la page 68 et 70, j’ai vu un signe du destin. Je me demande comment ce livre s’est retrouvé à Venise. J’avais d’autres lectures en cours, j’ai un peu attendu avant de le commencer.

J’ai eu du mal à rentrer dans le texte, j’ai failli abandonner, la seule chose qui m’a poussé à poursuivre ma lecture fut l’écriture, le style impeccable de Paul Nizan. Cette première partie, qui probablement, il y a 20 ans m’eut plus, ne m’a pas porté. Ces fils de grands bourgeois essayant de se donner le frisson de la révolution m’ont ennuyé. Heureusement, le talent littéraire est là. Le sens de la formule m’a fait poursuivre. Je reconnais que le personnage de Simon, espion raté mais menteur de talent, m’a aidé à finir cette partie, comme le dernier chapitre, le carnet de Laforgue.

J’ai été récompensé de ma ténacité, par la deuxième partie.

Son premier chapitre, le XI, est une merveille. Il parle de la Grèce magnifiquement, vous y êtes. J’ai rarement lu des pages aussi belles sur ce pays, sur la méditerranée. Il faut le lire d’une traite, superbe. Et Rosenthal, devient un autre homme, il est capable d’amour lui l’intellectuel, le normalien, froid gardien de la révolution. Ce chapitre est parfait, il marque le passage de la conspiration à l’amour. Brutalement, vous comprenez la première partie, cette aridité, cette haine de tous contre tous, ce chapitre fait de douceur et d’amour fraternel est une merveille. La suite du roman se dévore, elle est magnifique, amour, trahison, une tragédie antique à la sauce bourgeoise. Vous ne pouvez plus lâcher le livre et vous aimeriez rester, encore, avec les personnages. Aucun n’est sympathique, ils sont tous d’une fantastique humanité. Nizan analyse, décrit brillamment ce monde, les affres de la jeunesse, l’amour, la haine, surtout celle de soi, le cauchemar que peut être la famille, rien n’est épargné, tout en prend pour son grade.

Il s’agit d’un très grand roman français. On ne peux que regretter la mort trop précoce de Paul Nizan. Je vous conseille vivement cette lecture. J’ai particulièrement aimer son sens de la formule et un humour noir redoutable. Il fallait oser que Rosenthal se suicide au Gardenal. Ça me fait penser à une chanson de Gainsbourg.

Si vous voulez comprendre ce qu’est le désir mimétique, il faut lire ce roman. C’est un roman du désir mimétique, il n’y a que des trios. On désire être comme l’autre pour mieux l’aimer ou le haïr. Catherine, Claude, Bernard; Pluvinage et ses camarades; rien n’est apaisé, il n’y a que cette tentation permanente d’être l’autre ou de vouloir ce qu’a l’autre, si cher à rené Girard.

Quelques exemples du talent de Paul Nizan:

p30: « Ils ne savaient pas encore comme c’est lourd et mou le monde, comme il ressemble peu à un mur qu’on flanque par terre pour en monter un autre beaucoup plus beau, mais plutôt à un amas sans queue ni tête de gélatine, à une espèce de grande méduse avec des organes bien cachés. »

p73: « A cause de cette pluie et du Dimanche, Paris était vide: les méduses brillantes des parapluies flottaient entre deux eaux; des ménages allaient faire des visites qui ne les amusaient pas et giflaient les enfants; des rafales de vent mouillé rabattaient les vendeurs de journaux sous le porche de l’Abbaye où trois mendiants guettaient les fidèles des Vêpres. »

p123: « Les femmes ne donnent jamais de vacances aux hommes qu’elles aiment »

p127: « j’imagine une époque où la grandeur sera moins dans le refus que dans la l’adhésion, où il y aura quelque gloire à se sentir conforme. Toutes les grandeurs humaines n’ont été jusqu’à maintenant que négatives.

p129: « retarder la mort par la fureur »

p161: tout le début du chapitre

p190: « Il tombait dans des réflexions sans fin sur l’existence, le destin ; il ne songeait plus qu’à sauver Catherine, à la contraindre à être heureuse selon l’idée qu’il avait du bonheur. C’est ainsi que sont tous les hommes : ils trouvent rarement des femmes qui tolèrent ces bonheurs imposés. Bernard allait tout perdre, s’il pensait déjà à organiser l’avenir, on ne sauve l’amour qu’en l’accueillant les yeux fermés. »

p194: « Tout cela manque de réalité et il est difficile d’aimer passionnément des fantômes ; ils m’inspirent cependant une espèce de pitié que mon père me rend en affection et en mépris. »

p197: « C’était une femme qui était dans l’amour comme ces gens que la musique bouleverse à la minute qu’ils l’entendent, mais qui ne retiennent pas les airs. »

p229: « Comme c’est puissant et inflexible, une famille ! C’est tranquille comme un corps, comme un organe qui bouge à peine, qui respire rêveusement jusqu’au moment des périls, mais c’est plein de secrets, de ripostes lentes, d’une fureur et d’une rapidité biologiques, comme une anémone de mer au fond d’un pli de granit, tranquille, nonchalante, inconsciente comme une fleur, qui laisse flotter ses tentacules gorge de pigeon, en attendant de les refermer sur un crabe, une crevette, une coquille qui coule….  »

p245: « la photographie ne partit jamais, resta dans les papiers de Laforgue, comme la dernière apparition d’un Rosenthal éternellement jeune, éternellement déçu, soustrait au temps, aux métamorphoses de la vie — aussi longtemps que persistent un papier, des traces fixées de lumière… »

p266: »Comme ces fils d’industriels ou d’ingénieurs qui font leurs premiers découpages dans des catalogues de machines-outils, j’ai découpé dans ma petite enfance des modèles de catafalques, de corbillards et de caveaux. »

p267: « Je sais aujourd’hui qu’il est dangereux de vivre une vie qui se déroule dans les coulisses de la vie. »

p269: « Je n’ai jamais rencontré que des médecins pour savoir constamment passer du monde des rebuts au monde où l’existence a de l’orgueil. »

p308: « Il ne pleurait que sur lui-même: tout le monde s’y trompa. »

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