Fausse créatininémie et IgM

Les dosages biologiques comme ils sont rendus sous forme de chiffres sont toujours crus et rarement analysés avec tout l’esprit critique nécessaire. Nous avons une croyance aveugle en les chiffres. Il suffit de voir comme toutes valeurs de sondage est prise pour argent content, comment le moindre chiffre est utilisé pour renforcer le message d’un politique en manque de légitimité. Le chiffre dit le vrai, il ne ment pas. Nous avons transféré la puissance réelle des mathématiques sur les chiffres produits par des machines, des individus. La condition de production d’une valeur biologique est une chaine de moments critiques allant du pré-analytique au rendu du résultat. Chaque étape peut générer des erreurs qui rendront le chiffre « tout puissant » faux. En médecine, une valeur biologique ne peut être interprété qu’en fonction du contexte clinique. Malgré la puissance fantasmée du biomarqueur, le confronter à la réalité du patient est indispensable. J’avais déjà parlé de la problématique des interférences de dosage. La créatininémie n’est qu’un reflet bien imparfait de la fonction rénale comme je l’ai déjà évoqué, ou ici.

Un article récent de l’American Journal of Kidney Disease illustre à merveille les risques d’une interprétation sans recul des valeurs de créatininémie (PIIS0272638616302517). C’est l’histoire d’une patiente en attente de transplantation pulmonaire. Elle présente une insuffisance rénale avec un DFG à 36 ml/mn/1,73m2 en MDRD avec une créatininémie à 136 µmol/l. Ce résultat est retrouvé à plusieurs reprises, il n’existe pas de raison évidente à l’insuffisance rénale. Heureusement, le clinicien qui la voit à plusieurs reprises constate que sur des bilans de ville la créatininémie est à 62 µmol/l soit un DFG à 75 ml/mn/1,73m2 changeant la donne. Elle était contre-indiquée pour une transplantation pulmonaire. Pour trancher une mesure du DFG par le iothalamate est réalisée qui confirme un DFG à74 ml/mn/1,74 m2. Que se passe-t-il donc?

Dans l’hôpital, la créatinine est mesuré par méthode enzymatique sur un automate Roche, en ville, la mesure était effectuée par la méthode dite de Jaffé. Il y a une interférence avec la méthode enzymatique. Les auteurs ont retrouvé une gammapathie monoclonale type IgM à un taux de 5 g/l. Il a déjà été rapporté des interférences de dosage entre IgM et créatininémie. Les auteurs ont dosé après élimination de l’IgM sur l’automate, la valeur est alors identique au Jaffé. Quand ils ajoutent l’IgM du patient dans des sérums normaux, il y a une surestimation de la créatininémie par méthode enzymatique. Enfin, cette interférence n’est pas retrouvé chez 4 patients avec une IgM monoclonale.

jaffe_vs_enzyLa fausse insuffisance rénale chronique de la patiente était due à une interférence de dosage entre l’IgM et la créatininémie par méthode enzymatique. Les auteurs ont guéri la patiente de l’insuffisance rénale juste en changeant de méthode de dosage. J’aimerai que ce soit toujours aussi facile.

Nous devons toujours interpréter les valeurs biologiques avec un esprit critique. Les IgM monoclonales sont de grandes pourvoyeuses d’erreurs de dosage. Il faut toujours se poser la question, est ce que ce bilan est bien celui de mon patient, est ce que la valeur est cohérente avec son histoire clinique.

A l’heure des big datas, de notre agenouillement devant la toute puissance du chiffre, s’interroger sur la façon de le produire, se demander si il n’y a pas un biais qui fausse la valeur et son interprétation est sain. Le doute reposant sur des données scientifiques objectives est une bonne activité intellectuelle.

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4 réponses à Fausse créatininémie et IgM

  1. janson03 dit :

    Le comble étant que les statisticiens sont sûrement les plus septiques vis-à-vis des résultats… statistiques.

    Bien des résultats sont obtenues par des approximations et la comparaison de ces approximations avec des seuils fixés de façon arbitraire. La plus courante de ces approximations est certainement celle qui consiste à ajuster une distribution à une loi normale, fondée souvent sur le théorème central limite, parlant lui-même d’équivalence asymptotique (et NON d’EGALITE) et nécessitant des hypothèses qu’on admet systématiquement sans les vérifier (existence de moments d’ordre 1 et 2 de la loi, observations de même loi, observations indépendantes). Ca fait un paquet d’approximations au final !

    Alors quand je vois des études qui concluent qu’un médicament n’a pas d’effet significatif vs le placebo parce que la p-valeur est de 0.08 au lieu de 0.05 (sachant que 0.05 est aussi pertinent à prendre que 0.42 ou 0.68)… ça me rend triste (cf cette étude qui a fait beaucoup de bruit http://www.nejm.org/doi/full/10.1056/NEJMoa1514204 ). Dans l’industrie on se contente parfois de 0.1 comme p-valeur seuil. Le fanatisme du 95% est symptomatique de la « croyance aveugle dans les chiffres » évoquée en début d’article. C’est aussi la raison pour laquelle je n’aime pas l’expression « statistiquement significatif ».

    Merci de rétablir un peu de bon sens et de rigueur mathématique (car même si ça paraît contradictoire, se fier aveuglément à des résultats d’analyses et à des seuils illustre un manque béant de rigueur mathématique) avec ce genre d’article.

    Un statisticien

  2. TOMKIEWICZ dit :

    je ne connaissais pas cette interaction, merci.
    pour la puissance des chiffres et de la norme, relire Canguilhem « le normal et le pathologique » qui reste plus que jamais d’actualité.

  3. Docteur Charby dit :

    Même problème avec de fausses hyperkaliemies dosées dans un laboratoire de ville, et non retrouvées dans d’autres labos indépendants. Quand la chasse à l’économie stresse Patients & Médecin !..

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