L’expérience de la Page 17

J’avais emporté quelques livres pour un week-end un peu long dans la bonne ville de Lyon. Parmi ceux ci, il y avait « Rapport sur moi » de Grégoire Bouillier. Je l’avais acheté lors d’un déplacement loin de chez moi. Je l’avais pris sans l’ouvrir. J’ai découvert cet auteur grâce à son deuxième texte que j’avais beaucoup aimé, « L’invité mystère ». Je vous le conseille.

J’ouvre « Rapport sur moi » et je découvre ça.

Mon exemplaire commence page 17. Il y avait deux hypothèses, soit le texte commençait vraiment à la page 17 dans une expérimentation de l’auteur, soit mon exemplaire était défectueux.

Nous vivons une époque formidable. J’ai envoyé un mail à l’éditeur Allia, dans l’heure j’ai une réponse me disant que c’est la deuxième option qui est la bonne. Il s’excuse et me propose de m’envoyer un nouvel exemplaire complet. J’accepte. A ce moment deux options, soit attendre, soit lire en commençant page 17. J’ai opté pour la deuxième option. J’ai lu et j’ai imaginé la teneur des 16 premières pages. Cette expérience de lecture est vraiment intéressante.

J’ai modérément aimé ce livre, moins bien écrit que le second, l’impression d’une psychanalyse mal digérée avec trop de jeux sur les coïncidences. Il me restait à savoir si mes 16 premières pages imaginaires étaient la réalité. J’ai reçu trois jours plus tard un exemplaire intact. Je remercie vivement les éditions Allia de leur gentillesse et de leur réactivité exemplaire.

Je me suis jeté sur le début du texte. Je m’étais entièrement trompé. Il était assez difficile d’imaginer ce début, sauf à se souvenir qu’on explique aux apprentis auteurs, qu’il faut que la fin reprenne le début. Il l’a effectivement fait mais d’une façon vraiment trop littérale à mon gout. Un peu plus de subtilité m’aurait plu. Je dois reconnaitre que je suis déçu de ce bouquin, j’avais probablement trop apprécié le premier.

J’ai fait une erreur qui m’a rendu encore moins indulgent. J’avais lu juste avant « Nocturne du Chili » de Roberto Bolaño. Je n’aurai jamais du faire ça. Bolaño est un écrivain, Bouillier non.

Ce texte de Bolaño est une fabuleuse expérience de lecture. Comme le texte de Bouillier, il s’agit des confessions d’un homme. Mais où l’un est didactique, cherche des explications à tout dans son enfance et nous le raconte comme si nous étions incapables de le comprendre, le chilien sculpte son récit. Il laisse une place à notre imagination. Il s’agit de vraies confessions, laissant de coté les parts obscures qui ne ressortent que mieux. En une vie d’homme sur 150 pages, le portrait d’un pays est décrit avec plus de force et peut être plus de justesse que tous les traités de sociologie ou de géopolitique ne le pourraient. Les aventures religio-littéraro-politiques de Sebastian Urrutia Lacroix dit H. Ibacache, jésuite membre de l’opus dei, homosexuel, critique littéraire et professeur de marxisme sont édifiantes. Comme d’habitude chez Bolaño, les héros racontent des histoires qui nourrissent le récit, paraboles brillantes et jamais gratuites. La rencontre improbable dans un Paris occupé de Jüngers, d’un diplomate chilien et d’un peintre guatémaltèque est un sommet. Que vient faire la colline des Héros ici? La tournée des prêtres fauconniers européens est une évocation terrible de la terre d’accueil que sera l’Amérique du sud pour les fripouilles nazies. Il évoque dès le début les relations étranges de Neruda et de Farewell, symbole d’une collusion des intelligentsias de gauche et de droite alors que les paysans restent hors du jeu. Le seul point commun entre le héros chilien et G. Bouillier est l’intérêt pour la littérature grecque antique. L’un s’y réfugiant pour échapper à la chienlit allendesque, l’autre relisant sa vie comme l’odyssée d’Ulysse.

Nocturne du Chili est un texte puissant d’une lecture dense et exigeante. Il n’y a pas de chapitre et seulement deux paragraphes, l’un de 153 pages, l’autre d’une ligne. Bolaño est un auteur majeur. Je vous recommande de lire ses œuvres.

« Je ne tardai guère à découvrir qu’il s’agissait de ma propre voix, la voix de mon surmoi qui conduisait mon rêve comme un pilote aux nerfs d’acier, c’était le surmoi qui conduisait un camion frigorifique au milieu d’une route en flammes, tandis que ça gémissait et parlait en un argot qui ressemblait à du mycénien. Mon moi, évidement, dormait. »

« Et ensuite se déchaine une tempête de merde. »

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