Saigner ou thromboser, les insuffisants rénaux chroniques n’aiment pas choisir

L’insuffisance rénale chronique est une pathologie particulière par bien des aspects. Elle s’accompagne de nombreuses complications en particulier cardio-vasculaires. Le patient insuffisant rénal chronique n’aime pas faire les choses comme tout le monde. Il est difficile d’extrapoler des résultats obtenus dans la population générale à ce groupe de patients, surtout dans le champs thérapeutique. L’insuffisance rénale expose au risque de saignements. Il suffit d’être passé en néphrologie, pour le savoir. La physiopathologie des troubles de l’hémostase est mal comprise. La dysfonction plaquettaire est probablement centrale pour expliquer le risque hémorragique. Il n’est pas étonnant que l’ajout d’un traitement anticoagulant  puisse s’accompagner de quelques soucis.

Parallèlement, le patient insuffisant rénal a un risque cardio-vasculaire plus important que la population générale. Il aime bien boucher ses vaisseaux en thrombosant.

Classiquement, quand on présente un risque hémorragique, on diminue celui de thrombose et inversement. Peu de médecins se rendent compte de cette double contrainte induite par l’insuffisance rénale chronique et de la complexité de la prise en charge de ces patients.

Un article récent du NEJM illustre à merveille ce paradoxe du « je bouche plus et je saigne plus » de l’insuffisance rénale chronique terminale.

Les auteurs danois ont utilisé tous les registres à leur disponibilité pour analyser ces risques dans une population de patients présentant une fibrillation auriculaire et une maladie rénale chronique (MRC). Il s’agit d’une étude observationnelle, de registre. Nous ne pourrons bien sur pas en tirer de lien de causalité mais uniquement des associations. J’espère qu’elle sensibilisera tous les prescripteurs d’AVK ou autres anticoagulants à la complexité de la prescription chez ce groupe de patients si particuliers et fragiles que sont les insuffisants rénaux chroniques.

Les auteurs ont inclus tous les patients sortis de l’hôpital, entre 1997 et 2008, avec un diagnostic de fibrillation auriculaire non valvulaire et n’ayant pas présenté d’événements durant les 7 jours suivant la sortie, soit 132 372 patients. La maladie rénale chronique est défini par les données du registre, la sévérité de l’IRC est extrapolée de la posologie de diurétiques de l’anse (c’est discutable) et du registre des patients en dialyse. Il ne garde que les patients prenant soit un AVK, soit de l’aspirine ou aucun traitement. Il excluent les prises d’autres antiagrégants. Le risque thrombo- embolique est estimé par le score CHA2DS2-VASc et le risque de saignement par un score HAS-BLED modifié (la fonction rénale n’est pas prise en compte et la labilité de l’INR n’est pas disponible).

Les événements analysés sont les hospitalisations ou décès en raison d’AVC ou d’autres complications thromboemboliques, de saignements (digestif, cérébraux, urinaire, des voies aériennes), d’IDM et les décès toutes causes. L’analyse statistique est standard sans test exotique.

127 884 patients (96.6%) n’ont pas de maladie rénale chronique, 3 587 (2.7%) ont une MRC ne nécessitant pas un traitement par épuration extra-rénale, et 901 (0.7%) sont en dialyse (MRC-D).

Comme attendu les trois populations sont différentes. La plus agée sont les MRC, les MRC-D sont 10 ans plus jeunes. Les MRC et MRC-D sont globalement plus malades que les non-MRC, plus insuffisants cardiaques, plus hypertendus, plus diabétiques, plus d’antécédents CV, plus d’hommes, plus de facteurs de risque de saignements, mais aussi un CHA2DS2-vasc plus souvent élevés. Ils prennent moins souvent de la warfarine. Un résultat, très  intéressant, est la prise d’AINS dans les trois populations pour les non-MRC, 20%, pour les MRC, 23,5%, et pour les MRC-D, 11%. Ce résultat montre que dans une population agée, probablement avec une altération du DFG, hypertendue, on a pas peur et on prescrit des AINS.

Le fait d’avoir une maladie rénale chronique multiplie par deux à trois le risque d’avoir un événement (AVC, saignement, IDM, décès).

Après ajustement, dans un modèle de Cox, le hazard ratio de présenter un AVC quand on présente une MRC est augmenté, 1.49 (1.38-1.59) et 1.83 (1.57-2.14) quand on est dialysé. La warfarine protège du risque de présenter un AVC, sauf dans le groupe MRC, il y a une tendance mais le p n’est pas significatif. Dans les trois groupes, la prise seule d’aspirine augmente le risque d’AVC.

La figure suivante résume bien la situation (il s’agit du hazard ratio ajusté pour toute les variables de départ pour les MRC (CKD) et pour les MRC-D (RRT)).

Elle permet l’enchainement sur le saignement. Le hazard ratio est de 2.24 (2.10-2.38) pour les MRC et de 2.70 (2.38-3.07) pour les MRC-D. Avoir une maladie rénale chronique augmente le risque de saignement comme le fait la prise associée de warfarine et d’aspirine pour les non-MRC (HR: 2.18 (2.07-2.3)). Chez les patients MRC et MRC-D la prise d’AVK augmente encore le risque de saignement.

Je répète avoir une maladie rénale chronique augmente le risque de saignement de façon identique à la prise d’une bithérapie warfarine et aspirine. En pratique, dites vous que le patient devant vous avec sa FA et son débit de filtration glomérulaire à 40 ml/mn/1,73m2, sans traitement, à le même risque de saigner que le coronarien en FA qui vient de sortir avec son préviscan et son kardégic, en vous demandant, comme après chaque consultation si cette association est bien raisonnable.

La maladie rénale chronique augmente le risque de présenter un IDM et de mourir dans cette cohorte. Ce n’est malheureusement pas très original.

Ce remarquable travail d’analyse d’une grande cohorte montre que la maladie rénale chronique augmente le risque thrombo-embolique en cas de fibrillation auriculaire mais aussi celui de saignement. Il semble que l’utilisation d’anticoagulant puisse diminuer le premier au prix d’une augmentation du second. L’aspirine ne semble dégager aucun bénéfice.

Cet article ne permet pas de tirer de conclusions pour la pratique thérapeutique. Il confirme la complexité des choix thérapeutiques dans cette population à haut risque. Il doit conduire à une utilisation prudente de la warfarine. La probabilité de saigner est plus importante que celle de faire un accident thrombo-embolique.

La réponse quand à l’utilité d’un traitement par AVK dans la prévention des complications thrombo-emboliques dans la fibrillation auriculaire ne pourra venir que d’un essai clinique qui s’intéressera à cette population, en constante progression, qu’est celle des insuffisants rénaux chroniques. Il faudra un jour que les sociétés savantes de cardiologie et de néphrologie collaborent pour mener un tel travail.

Quand vous voyez un insuffisant rénal chronique souvenez vous qu’il est aussi bien à risque de thrombose que de saignement. Le risque thrombotique concerne aussi bien les territoires artériels que veineux, j’y reviendrai.

Cette dualité, « je thrombose plus, je saigne plus », apparemment incompatible,  est un immense challenge pour la recherche en néphrologie.

Pour accompagner votre lecture, un morceau d’un immense musicien, saxophoniste et surtout compositeur, Monsieur John Zorn. Il ne joue pas ici, il dirige juste. Le guitariste est le génial marc Ribot, bien sur.

Désolé Jean-Marie d’avoir marché sur tes plates-bandes cardiologiques.

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4 réponses à Saigner ou thromboser, les insuffisants rénaux chroniques n’aiment pas choisir

  1. nfkb dit :

    C’est pour ça que les anesthésistes de chirurgie vasculaire sont de grands anxieux. Avec les insuffisants rénaux chroniques, on cumule tout ce qu’on aime :

    – les cathéters et/ou les FAV qui peuvent se compliquer (je déteste la thrombose de FAV post-op quand on s’est bagarré pour garde une bonne PA tout le bloc)
    – le risque cardio-vasculaire avec un monitorage compliqué (quid tropo « de base »chez l’IRC)
    – le saignement per et post-op avec la transfusion à coordonner avec la dialyse en gardant l’idée greffe/pas greffe
    – les relais hasardeux de traitements avec des calci pifométriques
    – des prélèvements de TCA à n’en plus finir
    – des troubles anxieux généralisés dans l’équipe d’anesthésie sur la volémie et la kaliémie (ischémie de jambe qui va être revascularisée, un bonheur)
    – notre copain l’iode qui envahit le patient
    – les antibiothérapies pour les ostéites des diabétiques dialysées avec une guerre infectiologie-vasculaire quant à la nature du prélèvement

    Heureusement qu’il y a chez nous des gentils néphrologues qui prennent les patients en dialyse quasiment automatiquement sinon quel cauchemar !

    Merci,
    Caliméro.

    • PUautomne dit :

      Bienvenue dans le quotidien du néphrologue, quand tu vis avec ces patients tu ne te rends plus vraiment compte de leur complexité. J’aime bien lire des trucs sur la difficulté à la prise en charge du patient complexe. Je crois que ça fait longtemps que les néphrologues prennent en charge des patients complexes. J’ai juste envie de dire, vous voulez savoir ce que c’est que de prendre ne charge des patients polypathologiques, venez chez nous, passez en néphrologie pour vous frottez au futur de tous les médecins.
      Si vous arrivez à garder la tête hors de l’eau dans une salle de néphro vous saurez tout affronter en médecine.
      J’ai réalisé ça lors de mon dernier choix d’interne où je suis allé en médecine interne, ce fut des vacances par rapport à mes patients habituels.
      J’aime cette spécialité pour ça, la complexité, la diversité, le suivi au long cours de patients (je connais certains patients depuis mon premier choix d’interne), quand tu as vécu avec un patient, le diagnostic de la pathologie, la mise en dialyse, la première transplantation, le retour en dialyse et tous les aléas qui vont avec chaque étape. Tu as vécu une grande aventure humaine. Quand tu vois le patient qui va mal, qui a failli mourir dix fois, à la consultation tous les deux ou trois mois depuis cinq ans, tu te dis que c’est une belle spécialité.
      Et puis, il y a la technique, la machine, la relation du patient à la machine, les questions éthiques, l’immunologie, le cardiovasculaire, l’hémato, la coag, le tube digestif…
      Venez nous voir en néphro, vous ne serez pas déçu par la beauté de ce métier et la richesse de ces patients.

  2. nfkb dit :

    vi… j’ai failli faire ce choix, mais les rencontres ont beaucoup joué pour moi durant mon « externat » et les néphros que j’ai rencontrés avait lâché prise pour aller en réa. Forcément ils « vendaient » moins bien leur spécialité…

  3. Ping : Les NOAC, un levier de croissance, en attendant les NNOAC | PerrUche en Automne

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