J’ai été élevé dans un modèle où le praticien est interchangeable.
L’hôpital nous apprend à n’être que de passage. Externe, interne, assistant… Ceci m’allait très bien, être juste un passager plus ou moins clandestin de ce grand bateau. Ce modèle offre une grande liberté, une possibilité d’ailleurs si la situation ne nous convient pas. Il permet de supporter plus facilement les stages pas très intéressants ou les situations difficiles. Jusqu’à ma nomination, je n’ai eu que des statuts précaires. J’aimais cette liberté du possible, même si elle avait comme toute liberté quelque chose d’angoissant.
L’hôpital nous apprend que nous ne sommes pas grand chose. Nous ou un autre finalement ce n’est pas très important, personne n’est indispensable, irremplaçable. Depuis la troisième année, nous baignons dans cette idée. Tu n’es qu’un pion qui sera remplacé par un autre pion. Ceci est fort pénible pour de nombreux étudiants, pour des médecins, ce plus qu’anonymat. J’aimais bien, je pouvais me cacher, de ne pas trop investir, cultiver ma sociopathie.
Dans le service où je travaille, je connais les gens depuis longtemps, je suis passé comme externe dans ce service, il y a… Et oui, jeune homme, tu vieillis. La néphrologie, dans sa pratique de base, la mienne, se coltine avec la chronicité à un niveau difficilement imaginable pour qui ne pratique pas ce fabuleux métier. Je connais certains patients depuis la cinquième année. D’autres m’ont connu interne premier choix puis vieil interne, puis assistant, puis PHU, puis maintenant.
Comme chef de clinique, j’ai découvert la pratique qui me plait le plus, la consultation, et le suivi de ces patients au long cours. Pour certains, je suis un peu le médecin traitant. Quand la femme d’un transplanté te montre la photo de la première petite fille, tu réalises que tu fais un peu partie de leur vie. Après 10 ans de suivi, je ne devrais pas m’en étonner. Je n’avais pas réalisé à quel point c’était vrai, jusqu’à ce que je parte en stage post-doctoral en Allemagne. Ce départ arrivait après 5 ans de présence non stop dans le service. J’étais un peu fatigué par le boulot hospitalier, et ses à-côtés, thèse de science, écriture d’articles, etc. J’étais content de partir.
Certains patients étaient convaincus que je leur avais sauvé la vie, ou du moins que j’avais eu un rôle important à un moment critique de leur parcours de vie. Je me suis toujours vu comme un maillon de la chaine du soin. Je n’ai jamais réussi à soigner seul. J’avais cette idée que j’étais tout sauf irremplaçable comme soignant, juste un mec qui fait son boulot. Un autre aurait pu le faire aussi bien si ce n’est mieux. Je ne pense pas avoir des qualités cliniques et relationnelles particulières alors moi ou un autre… Je n’ai pas dit aux patients que je partais, certains l’ont découvert par hasard au gré de la prise de rendez vous ou de discussions avec les infirmières de consultations. Je suis parti comme un voleur. Ça ne m’a pas beaucoup perturbé ou inquiété. Ma femme m’a dit: « Ce n’est pas bien ». Je lui ai tenu mon discours classique: « Je ne suis rien, simplement un rouage, personne n’est indispensable, ils trouveront un autre néphrologue qui s’occupera d’eux et ils m’oublieront, bla bla bla. » Je suis parti et contre toute attente, du moins pour certains, je suis revenu.
J’ai repris mon activité comme d’habitude. Consultations, consultations et encore un peu de consultations et des avis, plein d’avis et les soins intensifs, histoire de m’occuper. J’ai récupéré certains patients, d’autres sont restés avec le néphrologue qui avait pris ma suite. Et au gré des conversations, des consultations, des rencontres de couloirs, j’ai compris que j’avais fait une immense erreur, une grosse bêtise. Nombreux sont ceux qui se sont crus abandonnés, délaissés, ils me faisaient confiance et je les avais trahis en partant sans rien dire, sans les confier à un autre, surtout ceux qui pensaient que j’avais beaucoup fait.
Une jeune femme m’a fait toucher du doigt mon erreur. Son histoire avait été très compliquée, très, très compliquée. Je l’avais accompagné pendant plusieurs mois, puis suivi en consultation pendant 4 ans, avant de partir. Un jour, elle me croise, je la salue et elle me vide son sac au milieu du couloir. Ce sentiment d’abandon, de délaissement, cette trahison, elle pensait que je serai toujours là, au cas où. Elle m’a surtout reproché ce non dit, ces mots absents, ce néant de discussion, d’explications, du pourquoi je partais. J’avais laissé la porte ouverte au fantasme de l’abandon. Cette conversation m’a ému, profondément. J’ai brutalement compris que je pouvais, pour certains, être important, voir central dans la prise en charge thérapeutique. J’ai compris que je n’étais pas interchangeable du moins pas complètement. Tout ce qu’on m’avait dit pendant toutes ces années n’était que mensonges ou du moins demi-vérités. Dans l’institution, dans la monstruosité qu’est un CHU, oui nous sommes des pions remplaçables et remplacés sans que le fonctionnement de la structure ne soit trop altéré. Il faut des ajustements mais l’équilibre est toujours retrouvé. Certaines pertes sont dramatiques pour l’institution, mais aucune individuellement ne va entrainer sa chute. La technostructure se veut plus forte que les individus qui la composent.
Plus les années passent, plus j’ai d’expériences, plus je pense que c’est une erreur, voir une faute. Il faut dire aux gens, pions, rouages, aux individus qui composent cette fourmilière soignante, qu’ils sont importants, utiles, nécessaires pour que tout fonctionne. Certaines ou certains sont plus importants car meilleurs et il faut le dire pour les garder. La qualité des individus fait l’excellence de la structure. Non, nous ne sommes pas que des pions. J’étais tellement pris dans cette monstruosité que pour rire, à moitié, j’avais proposer d’appeler les externes d’un prénom générique, tu arrives dans le service si tu es un garçon tu es un « pierre », et une fille une « valérie », pareil pour les internes, et toute la piétaille qui forme la chair à soigner du CHU. J’ai beaucoup appris, sur ce point, j’essaye depuis de faire que chacun se sente investi de cette petite part d’exceptionnalité qui améliore son travail.
La relation de soins est duelle, elle se joue entre deux individus. Même si les choix difficiles sont collégiaux, pris en équipe, en suivant des protocoles, même si parfois nous n’avons que l’impression d’être un porte parole. Mais en face à face, c’est le soignant dans toute son individualité, son exceptionnalité qui est important face au soigné tout aussi unique. Cette relation, ce lien humain de deux individualités se rencontrant, est la dimension magique du soin. La beauté de la médecine tient à cette tension permanente entre la banalité d’une situation clinique et le caractère unique de l’individu, de l’autre. C’est aussi ce qui fait la complexité et la difficulté de faire tout rentrer dans des cases. Tension entre avoir des protocoles pour ne pas faire n’importe quoi, mais aussi savoir s’adapter à la personne malade. Histoire d’humains, belle histoire d’humains rencontrant d’autres humains.
Alors ne négligez jamais votre part d’exceptionnel. Si les patients continuent à venir vous voir, ce n’est pas uniquement pour vos yeux ou votre jolie salle d’attente, mais parce qu’un lien un peu plus fort qu’un simple contrat vous lie. Alors faites attention quand la vie vous oblige à le rompre d’être doux et délicat.
Superbe une fois de plus!la népho était un peu à part par sa technicité, l’apprentissage se faisait autrefois pour les spés med par la séquence remplacement mg puis spé sa prédominance de consults les propos de patients sur les remplacés et notre implication progressive dans ce relationnel,aujourdhui le néant avec des jeunes assistants n’ayant jamais consulté parfois incapables d’y prendre goût,en ville la perspective d’abandon de la patientèle lors de la retraite est d’autant plus marqué que l’absence de successeur s’accompagnera d’une baisse de qualité au moins relationnelle de la pratique par exemple modulation systématique des urgences ressenties par la porte y compris pour les malades suivi
Dans le service de néphropédiatrie qui m’a mis des étoiles dans les yeux et donné envie d’en faire ma spécialité, on a été accueilli comme je ne l’avais jamais été avant (et plus après, d’ailleurs, même interne). Comme si on était important, nous, petits externes insignifiants partout ailleurs, petites fourmis hospitalières bonnes à ranger des examens complémentaires.
Et bien dans ce stage, on en a rangé, des examens complémentaires, mais avec entrain, et avec un apprentissage clinique majeur à coté.
Je ne saurais jamais, mais peut-etre que ma vie et mes choix auraient été très différente sans cet accueil, et mon envie de m’investir au maximum dans mes stages et à l’hôpital en général aussi…
Après, ce sentiment d’être important pour une équipe, pour un chef, pour un service, ne va pas non plus sans un sentiment d’abandon quand on retourne à son statut de petit pion interchangeable, c’est forcément lié. Il n’y a pas qu’avec les patients qu’il faut faire attention à mon avis 🙂
Je fais partie aussi d’une grande machine. Et pire d’une grande machine dont le but premier n’est pas le soin. Ton texte me scotche, parce qu’il dit très bien que si nous ne nous identifions pas un peu, les patients ont le sentiment d’avoir affaire à une grosse machine, alors qu’ils ont besoin d’avoir affaire à quelqu’un. J’ai envie de raconter une histoire, qui n’a rien à voir avec ça, et beaucoup en même temps.
En 42, mes grands-parents, dociles, sont allés se faire enregistrer. Un employé de mairie a vu s’avancer un homme âgé, déjà très malade et une femme plus jeune, qui portait insolemment son étoile jaune. L’histoire dit qu’il a posé son porte-plume, s’est penché vers le couple et a chuchoté : « je crois que vous feriez mieux de rentrer chez vous. »
Et c’est l’un des aiguillages qui leur a évité le Vel d’Hiv.
Je suis née du minuscule écart d’un minuscule rouage d’une grande machine. Et il m’a fallu des années pour saisir combien cela avait infiltré mon rapport aux institutions.
Merci pour ce commentaire et votre histoire. Je suis très ému.
Chacun même par des actes qui pourrait sembler minuscule peut changer la vie de l’autre
Encore merci.
Comme c’est juste et beau, ton billet, les commentaires…
Je fais aussi partie d’un gros « mammouth ».
J’ai toujours pensé que chacun d’entre nous était important, du plus petit au plus grand…et j’ai toujours essayé de faire en sorte que mes petits élèves se sentent irremplaçables, au moins à leurs propres yeux et ceux de leurs parents…
Les gens que l’on rencontre nous touchent et modifient nos trajectoires de vie ainsi que nous modifions les vies des uns et des autres.
J’ai croisé ici, dans le commentaire d’un de tes billets, un homme que j’ai croisé dans la vie.
A l’époque, il faisait lui aussi partie d’une institution, une institution où il était chargé de m’annoncer la mort de mon fils… Il a pris le temps de nous expliquer, de nous accompagner. Il a changé ma perception de son institution.
Il a su par son Humanité, adoucir un peu le pire moment de ma vie en influençant pour le meilleur ma perception de l’inacceptable.
A lui un énorme MERCI.
PerrUche, tu as eu une importance toute particulière pour moi, sans le savoir, sans me connaître…
J’arrive à en parler depuis très peu, ça se passe « Sous la Place »…
Merci, Merci, Merci…Merci pour tes mots, Merci pour ton blog.
ma femme à un lupus erythemateux disseminé depuis l’age de 20 ans. Depuis 13 ans nous rendons visite à un dermatologue qui la suit. Il est a l’hopital st Louis. Malgré quelques demenagements en region parisienne, nous sommes toujours resté avec ce docteur. Aujourd’hui nous vivons en Aquitaine et que croyez vous ? nous n’avons pas changé d’equipe soignante meme si cela poureait etre plus simple de trouver quelqu’un de plus proche. Ce docteur est present depuis le debut, connais parfaitement bien mon epouse, connait les ajustements medicaux qui lui convienne. Pourquoi changer ? de plus nous l’avons aussi se tranformer en tant que medecin. Toutes les theories qu’il avait suite à sa formation ont muries avec l’experience du terrain. Cela n’a pas de prix. Non un soignant n’est pas interchangeable. Il forme et participe à un tout qui depasse largement la notion medicale pour le patient. Prenez cela en compte avec vos prochains patients/clients. Vous etes plus important que vous ne le pensez. Excusez la comparaison mais je n’ai pas grande culture ou savoir mais c’est comme avec un chien : vous le regardez de temps en temps mais lui ne regardes que vous. Tout le temps.
Ton billet me scotche. Parce que je sais qu’il peut s’appliquer aux MG comme à plein d’autres. Et je fais partie du « plein d’autres ». Et, vu comme ça, je suis contente d’en faire partie. Alors merci, vraiment.
Je peux me permettre un commentaire idiot ?
Si vous n’avez vraiment, mais alors vraiment rien d’exceptionnel, même en cherchant bien … Faites comme moi ! Faites de la médecine d’urgence ! Là au moins vous ne serez qu’un nom sur le planning. Aucun suivi, aucune incidence sur la prise en charge du patient, que ce soit vous ou un autre … à part la perte de chances, bien évidemment.
[Fin du commentaire idiot]
Sinon, il est très beau ce billet. Merci.
Lisez le commentaire d’anita, je crois que la reponse a votre commentaire s’y trouve.
Bonsoir,
Un bien beau texte, qui met en lumière un des plus beaux côtés de notre métier.
Le hasard fait que dans le billet que je viens de rédiger, je parle également de cette notion d’interchangeabilité des praticiens: je voulais mettre un lien vers ce billet. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
Joli texte et belle prise de conscience. Oui, la relation que l’on peut avoir avec ses patients est unique, et fait partie de la prise en charge et je crois aussi participe au résultat final, même en chirurgie. Même si il est nécessaire de garder une distance, elle intervient dans les deux sens, et elle est importante aussi pour le soignant : il y a comme cela des patients qui reviennent en consultation tous les an depuis 20 ans, en « contrôle post opératoire » pour garder cette relation, et que l’on a plaisir a voir car aussi étrange que cela puisse paraître et même en cancérologie on a l’impression qu’elle participe ã leur survie (et elle participe aussi a l’envie que l’on a de continuer le métier parfois). Dans certains cas aussi, selon cette relation, on ne proposera peut être pas les mêmes solutions suivant cette personnalisation. Elle intervient aussi avec les correspondants qui ne supportent parfois pas que l’on soit remplacé et attendent notre retour pour adresser le patient. C’est toute la différence entre exercice public et privé. Les patients le sentent bien en posant souvent la question c’est bien vous qui opérez ? Ils craignent cet anonymat des grands services ou ils ne s’adressent pas a un opérateur en particulier mais à un service ou chacun est sensé être interchangeable, et ou ils peuvent avoir été vus en consultation par l’un et opéré par un autre et suivi par un troisième. On retrouve la même crainte chez les soignants de ces grands services : lorsque l’on est bi appartenant les membres du personnel soignant de l’hôpital demandent souvent d’êtres opéré a la clinique.
On n’a pas la même relation avec chacun, pour certains le courant passe bien, pour d’autres c’est moins évident, mais au delà des protocoles, des RMO, de l’EBM, c’est ce qui garde a notre métier son humanité…
Merci pour ce billet. Je ne suis pas soignant, mais ce que vous dites est valable partout. Les machines ne sont RIEN. Elles sont juste un moyen (hérité et précieux), qui permet au travail de se faire. Mais ceux qui soignent, ceux qui sont soignés, ceux qui enseignent, ceux qui … tout ce qu’on veut (et aussi tous ceux, secrétaires, administratifs, qui permettent aux machines de tourner, et qu’on pourrait penser encore plus interchangeables – loin de là), ce sont les personnes, singulières. Et ce qui se passe dans les machines, ce sont des rencontres.
J’ajoute que le commentaire d’anita m’a très frappé. Il relativise radicalement, en trois lignes, les machines. Je ne l’oublierai pas. Je trouve qu’il donne un éclairage supplémentaire et fort à votre propos. Pourrais-je vous suggérer de le signaler en fin de billet ?
Beau billet. Tu m’as fait penser à cet interview d’un conseiller de Pôle Emploi http://www.youtube.com/watch?v=jipsMNS_Qts
Non, nous ne sommes pas interchangeables, sauf si nous faisons notre boulot comme une machine anonyme, ce dont rêvent certains gestionnaires.
C’est un beau post, les autres commentateurs l’ont dit. Mais je crois que ce billet m’énerve.
Pas contre l’auteur (quoique, un peu, par assimilation, forcément).
Mais contre la formation des médecins.
Donc, tout au long de votre cursus pédagogique, on ne vous donne pas le commencement d’un peu de connaissances de bases en psychologie. (Et j’y connais rien en psy, hein. Je suis une ingénieure brute de fonderie, biberonnée aux maths et à la physique).
Excusez-moi, mais cela me parait absolument hallucinant qu’un soignant découvre tardivement qu’il n’est pas un rouage indéterminé, mais pour beaucoup de ses « soignés » la bouée de secours, le guide, ce qui maintient hors de l’eau. Le malade, en position de faiblesse, va faire de son médecin son point de référence. Et la disparition du « point de référence » doit faire l’objet d’une annonce, d’une transition !
Cependant, ce billet me fait mieux comprendre certaines choses vécues lors de mes hospitalisations : les soignants n’ont aucune idée de l’impression que leurs actes et leurs paroles laissent en nous.
Ben merde alors !
Merci pour cet enseignement, et merci aussi d’avoir ouvert les yeux.
Installé depuis presque 30 ans, j’ai une activité particulière de médecine interne rhumato, avec beaucoup de maladies inflammatoires et de maladies rares.
Je prends en charge totalement les malades et ne les hospitalise qu’exceptionnellement.
J’ai essayé pendant des années de trouver des remplaçants pour les vacances : impossible ! Les patients attendaient mon retour. Alors je leur ai donné mon adresse mail pour communiquer à distance et mon portable à certains patients trop compliqués.
Idem à l’hopital, j’ai arrêté mes consult il y a plus de 10 ans, mais j’ai fait la transition en douceur, dispatchant les patients vers mes collègues les plus à même de les prendre en charge.
Oui, la maladie est interchangeable, pas le médecin qui a noué une relation étroite avec un patient chronique. Mes « vieux » patients connaissent ma vie autant que je connais la leur, la consultation n’est jamais purement « médicale » !
Le revers de la médaille, c’est la peine de perdre un « vieux » patient et aussi d’avoir l’impression quelque part d’être « prisonnier » de ces relations que l’on ne peut pas briser comme ça d’un coup. J’envisage une retraite dans quelques années et je ne sais pas comment faire pour ne pas « abandonner » mes patients. J’espère trouver, c’est en route, un associé « fait comme moi » qui pourra assurer la relève.
Je suis une convaincue (malgré mes errances
hospitalières de postes en postes et de patients
en patients!!)
Merci.
Merci. Je vais garder ce précieux billet pour moi…pour mes internes…et pour mes collègues.
J’ai été élevé ( mais pas éduqué ) dans un modèle où le praticien est interchangeable.
L’hôpital nous apprend à n’être que de passage. Externe, interne, assistant… Ceci m’allait très bien, être juste un passager plus ou moins clandestin de ce grand bateau. Ce modèle offre une grande liberté, une possibilité d’ailleurs si la situation ne nous convient pas. Il permet de supporter plus facilement les stages pas très intéressants ou les situations difficiles. Jusqu’à ma nomination, je n’ai eu que des statuts précaires. J’aimais cette liberté du possible, même si elle avait comme toute liberté quelque chose d’angoissant.
L’hôpital nous apprend que nous ne sommes pas grand-chose ( processus d’agentisation, voir l’expérience de Milgram ). Nous ou un autre finalement ce n’est pas très important, personne n’est indispensable, irremplaçable. Depuis la troisième année, nous baignons dans cette idée. Tu n’es qu’un pion qui sera remplacé par un autre pion. Ceci est fort pénible pour de nombreux étudiants, pour des médecins, ce plus qu’anonymat. J’aimais bien, je pouvais me cacher, de ne pas trop investir, cultiver ma sociopathie.
Dans le service où je travaille, je connais les gens depuis longtemps, je suis passé comme externe dans ce service, il y a… Et oui, jeune homme, tu vieillis. La néphrologie, dans sa pratique de base, la mienne, se coltine avec la chronicité à un niveau difficilement imaginable pour qui ne pratique pas ce fabuleux métier. Je connais certains patients depuis la cinquième année. D’autres m’ont connu interne premier choix puis vieil interne, puis assistant, puis PHU, puis maintenant.
Comme chef de clinique, j’ai découvert la pratique qui me plait le plus, la consultation, et le suivi de ces patients au long cours. Pour certains, je suis un peu le médecin traitant. Quand la femme d’un transplanté te montre la photo de la première petite fille, tu réalises que tu fais un peu partie de leur vie. Après 10 ans de suivi, je ne devrais pas m’en étonner. Je n’avais pas réalisé à quel point c’était vrai, jusqu’à ce que je parte en stage post-doctoral en Allemagne. Ce départ arrivait après 5 ans de présence non stop dans le service. J’étais un peu fatigué par le boulot hospitalier, et ses à-côtés, thèse de science, écriture d’articles, etc. J’étais content de partir.
Certains patients étaient convaincus que je leur avais sauvé la vie, ou du moins que j’avais eu un rôle important à un moment critique de leur parcours de vie. Je me suis toujours vu comme un maillon de la chaine du soin. Je n’ai jamais réussi à soigner seul. J’avais cette idée que j’étais tout sauf irremplaçable comme soignant, juste un mec qui fait son boulot. Un autre aurait pu le faire aussi bien si ce n’est mieux. Je ne pense pas avoir des qualités cliniques et relationnelles particulières alors moi ou un autre… Je n’ai pas dit aux patients que je partais, certains l’ont découvert par hasard au gré de la prise de rendez vous ou de discussions avec les infirmières de consultations. Je suis parti comme un voleur. Ça ne m’a pas beaucoup perturbé ou inquiété. Ma femme m’a dit: « Ce n’est pas bien ». Je lui ai tenu mon discours classique: « Je ne suis rien, simplement un rouage, personne n’est indispensable, ils trouveront un autre néphrologue qui s’occupera d’eux et ils m’oublieront, bla bla bla ( déni bla bla bla , des sons mais pas de sens à cette mise en scène ). » Je suis parti et contre toute attente, du moins pour certains, je suis revenu.
J’ai repris mon activité comme d’habitude. Consultations, consultations et encore un peu de consultations et des avis, plein d’avis et les soins intensifs, histoire de m’occuper. J’ai récupéré certains patients, d’autres sont restés avec le néphrologue qui avait pris ma suite. Et au gré des conversations, des consultations, des rencontres de couloirs, j’ai compris que j’avais fait une immense erreur, une grosse bêtise. Nombreux sont ceux qui se sont crus abandonnés, délaissés, ils me faisaient confiance et je les avais trahis en partant sans rien dire, sans les confier à un autre, surtout ceux qui pensaient que j’avais beaucoup fait.
Une jeune femme m’a fait toucher du doigt mon erreur. Son histoire avait été très compliquée, très, très compliquée. Je l’avais accompagné pendant plusieurs mois, puis suivi en consultation pendant 4 ans, avant de partir. Un jour, elle me croise, je la salue et elle me vide son sac au milieu du couloir. Ce sentiment d’abandon, de délaissement, cette trahison, elle pensait que je serai toujours là, au cas où. Elle m’a surtout reproché ce non dit, ces mots absents, ce néant de discussion, d’explications, du pourquoi je partais. J’avais laissé la porte ouverte au fantasme de l’abandon. ( N’auriez vous pas fait subir à ces patients ce que l’on vous a fait subir à vous ??. C’est peut être grâce à l’émotion qu’ils ont manifesté que vous avez pu contacter ou que pourriez contacté votre révolte, votre propre douleur d’avoir été abandonné ??? prématurité ? hospitalisation très jeune ? décès d’un parent, absence de la mère pour un autre enfant malade ?? Je vous conseille la lecture du magnifique « Le chagrin » de Lionel Duroy )Cette conversation m’a ému, profondément. J’ai brutalement compris que je pouvais, pour certains, être important, voir central dans la prise en charge thérapeutique. J’ai compris que je n’étais pas interchangeable du moins pas complètement. Tout ce qu’on m’avait dit pendant toutes ces années n’était que mensonges ou du moins demi-vérités. Dans l’institution, dans la monstruosité qu’est un CHU, oui nous sommes des pions remplaçables et remplacés sans que le fonctionnement de la structure ne soit trop altéré. Il faut des ajustements mais l’équilibre est toujours retrouvé. Certaines pertes sont dramatiques pour l’institution, mais aucune individuellement ne va entrainer sa chute. La technostructure se veut plus forte que les individus qui la composent. ( Le CHU ne serait-il pas ici la Matrice Primordiale, Gaia , cette Mère archaique qui fait des enfants à profusion et les retiens dans son sein…Un de perdu 10 de retrouvés . Mais la mytholgie grecque a vu l’arrivée de Zeus qui a déjoué les plans de Cronos , qui a ouvert l’espace du Monde et a été le meilleur avocat des Hommes. L’image de notre mére ou Imago est quelquefois plus proche de Gaia , que de la sufisamment bonne mère de D Winicott !! )
Plus les années passent, plus j’ai d’expériences, plus je pense que c’est une erreur, voir une faute ( Errare humanum est , Perseverare diabolicum est. Personne ne peut vivre sans faire d’erreur . C’est grâce à cette erreur que vous êtes devenu plus humain, plus sensible à la souffrance de l’autre, ce qui est la porte de la connaissance de la connaissance de sa propre douleur ). Il faut dire aux gens, pions, rouages, aux individus qui composent cette fourmilière soignante, qu’ils sont importants, utiles, nécessaires pour que tout fonctionne. Certaines ou certains sont plus importants car meilleurs et il faut le dire pour les garder. La qualité des individus fait l’excellence de la structure. Non, nous ne sommes pas que des pions. J’étais tellement pris dans cette monstruosité que pour rire, à moitié, j’avais proposer d’appeler les externes d’un prénom générique, tu arrives dans le service si tu es un garçon tu es un « pierre », et une fille une « valérie », pareil pour les internes, et toute la piétaille qui forme la chair à soigner du CHU. J’ai beaucoup appris, sur ce point, j’essaye depuis de faire que chacun se sente investi de cette petite part d’exceptionnalité qui améliore son travail.
La relation de soins est duelle, elle se joue entre deux individus ( oui !). Même si les choix difficiles sont collégiaux, pris en équipe, en suivant des protocoles, même si parfois nous n’avons que l’impression d’être un porte parole. Mais en face à face, c’est le soignant dans toute son individualité, son exceptionnalité qui est important face au soigné tout aussi unique ( oui !!). Cette relation, ce lien humain de deux individualités se rencontrant, est la dimension magique du soin ( oui cela transforme le plomb en or ! ). La beauté de la médecine tient à cette tension permanente entre la banalité d’une situation clinique et le caractère unique de l’individu, de l’autre. C’est aussi ce qui fait la complexité et la difficulté de faire tout rentrer dans des cases. Tension entre avoir des protocoles pour ne pas faire n’importe quoi, mais aussi savoir s’adapter à la personne malade. Histoire d’humains, belle histoire d’humains rencontrant d’autres humains.
Alors ne négligez jamais votre part d’exceptionnel. Si les patients continuent à venir vous voir, ce n’est pas uniquement pour vos yeux ou votre jolie salle d’attente, mais parce qu’un lien un peu plus fort qu’un simple contrat vous lie. Alors faites attention quand la vie vous oblige à le rompre d’être doux et délicat.
Texte trés émouvant et courageux.
j’ai dans le texte d’avant laissé des commentaires entre parentèses si cela vous intéresse.
Le mot pour moi le plus important est dans votre dernière phrase : un lien .
Une relation est un lien est une entité à part entière et qui appartient aux deux personnes , et qui meurt si l’un des deux n’est plus là. La mort du lien est une profonde souffrance
Trés amicalement
jacques L
A recevoir souvent, pendant de longues heures de travail, de si beaux sourires et de telles révélations de ceux qui me consultent,
à lire parfois les lettres de certains autres, qui hors entretiens désirent me transmettre avec pudeur mais sans détour leur gratitude et l’importance de ces moments partagés,
j’ai définitivement accepté de compter pour ceux qui me demandent de les soigner.
Vingt ans plus tard, je regarde le lien qui existe. Il apporte au soignant que je suis cette compensation intellectuelle, sociale et professionnelle disparue souvent avec l’ère du dossier et bien avant celle de la télétransmission!
Il ne s’agit pas là d’un problème d’égo, même s’il est légitime d’y penser.
Je pratique un exercice contraignant mais je trouve dans cette présence acceptée et juste distance auprès des patients, les raisons de mon enthousiasme conservé, celles d’un enrichissement intérieur nourricier au quotidien. La singularité de chaque histoire me permet ainsi d’échapper à l’uniformité apparente des situations de soin. La compassion fait du bien à celui qui la pratique ( sécrétion majorée de sérotonine !).
Mais c’est une question de dosage et de professionnalisme bien difficile à peser, peut-être propre à chaque soignant, fonction de ses aptitudes émotionnelles et de ses défenses, certainement plus importantes lorsqu’il peut s’appuyer sur une expérience prolongée ou partagée.
Cela peut-il s’apprendre et se transmettre? Mais bien sûr, comme les philosophes grecs avec leurs disciples, le compagnonnage étant une solution pédagogique.
Une vertu de base, l’humilité du soignant et une autre pas moins indispensable, l’humanité, peuvent toutes deux s’enseigner. La recherche en toute chose de cette singularité qui fait tant défaut à nos approches, est tout simplement une démarche scientifique: quel est le fondement de cette situation à l’apparence si banale?
L’intuition que la vie d’autrui et l’intérêt qu’on y porte, dévoilent sans cesse de fondamentales réponses à nos propres questionnements se développe aussi, cas après cas.
Il existe ainsi une juste présence du soignant, qui s’équilibre avec une juste distance.
Cependant si l’on choisit de ne jamais être en deçà de celles attendues par nos patients, il ne servirait à rien, voire pourrait être dangereux de les situer au delà ( car j’ai trop souvent vu la pitié s’égarer, dit le poète ).
J’ai demandé un jour à mon chargé de compte bancaire pourquoi il changeait tous les trois ans. Il m’a expliqué que c’était une volonté délibérée de la banque, pour éviter que des liens amicaux se créent entre chargés de comptes et clients, liens qui pourraient pousser les chargés de comptes à prendre des distances avec les procédures bancaires pour leurs clients préférés.
Il y a des domaines professionnels où le facteur humain est redouté. Il est intéressant de constater que ce sont des domaines qui présentent deux caractéristiques : ils dominent le monde, et ils sont en train de s’écrouler.
merci pour nous faire partager cette prise de conscience, belle leçon d’humulité. Du coup j’en profite: vive la MG qui maintenant enseigne cette relation aux internes futur MG. Bonne continuation.
Trés beau post, que j’ai lu avec attention. Et oui les grands hopitaux et ces formations ou on fait sentir tellement remplacable. Je ne suis pas médecin , je suis juste une des petites mains de l’hopital, mais votre post m’a touché, car je pense qu’à tous niveaux on se doit de s’en rendre compte, que ce soit pour la prise en charge de nos patients, ou que ce soit pour nous mêmes. Bref je n’ai pas grand chose à dire à part que cela me réchauffe le coeur de lire ca. ( et je découvre ce blog avec beaucoup d’intéret, ayant une grande attirance pour la néprhologie au point qu’on me chambre au taf, je pense que je vais apprendre beaucoup par ici)
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