« Le corps-marché » de Céline Lafontaine

Il est des textes dont vous savez dès les premières pages qu’ils vont être essentiels dans votre façon de voir le monde. Cet essai fait parti de ce groupe rare de livres indispensables. Toute personne intéressée par la médecine, ou plutôt la biomédecine, toute personne voulant intervenir sur le sujet des techno-sciences, sur des sujet aussi divers que la procréation médicalement assistée, les cellules souches, le tourisme médical, doit lire ce texte.

Je vous conseille la très bonne note de doc du 16. Je ne reviendrai pas sur certains points qu’il explique bien mieux que moi au vu de sa culture plus importante que la mienne sur le sujet.

Il est difficile d’extraire des citations tant chaque phrase est importante pour comprendre le chemin sur lequel nous sommes engagés dans le domaine des sciences du vivant.

Cet essai est passionnant pour un acteur de la mise en place, à mon petit niveau, de ces biosciences. Dans ce système où nous sommes enjoint à produire de la valeur, de la biovaleur. Dans ce monde où je demande souvent son consentement éclairé à un patient pour participer à une étude, pour prélever des cellules à visée de recherche. Dans mon quotidien où la transplantation occupe une part non négligeable de mon temps. Il est fascinant de voir se cristalliser des idées diffuses, jamais réellement creusées, en un texte, de lire comment une sociologue par son regard extérieur, par l’absence des mains dans le cambouis, par le recul, peut construire ce puzzle fascinant qu’est la bioéconomie.
Je ne sortirai que quelques idées fortes pour illustrer l’importance de ce document, mais rien ne remplacera la lecture attentive de l’essai.

La première, centrale, est l’émergence de la biocitoyenneté avec l’inversion du zoe et du bios. Le zoe est la vie pour elle même, la vie en tant que force naturelle commune à toute les espèces (l’esclave n’est que zoe). Le bios est la vie subjective proprement humaine (le citoyen grec est bios). Si le bios a été ce qui faisait la caractéristique de l’homme en tant qu’individu social. La biopolitique a fait du zoe le cœur de cette nouvelle citoyenneté biologique. Nous étions des individus sociaux, nous sommes reconnus maintenant par notre corps et son potentiel d’informations biologiques, de ressources de pièces détachées (cf les cellules HeLa et MO, les organes) qui toutes prendront une valeur.

La biocitoyenneté est cette ensemble d’injonctions qui font que nous devons être des entrepreneurs de notre santé, de notre corps. Le corps devient un capital que nous devons faire prospérer. A notre charge de l’améliorer, de le protéger, de lui permettre d’accéder au meilleur soins, etc. Nous sommes des entrepreneurs de nous mêmes, ceci permet de nier le rôle de la société dans les problème de santé et ainsi de faire exploser toute politique de santé publique. L’obésité est un magnifique exemple. Nous faisons de la génétique de l’obésité, nous responsabilisons à l’extrême ce gros incapable de tenir son poids, incapable de se gérer. Ceci évite tout discours sociétal, toute restriction sur la publicité, sur le contenu excessif en gras et sucres des aliments, limite toute politique collective d’éducation alimentaire. Nous désocialisons des phénomènes que nous appelons épidémies. Comme si il y avait une transmission des comportements sans médiation sociale. La biopolitique adore ces apories. Sur le tabac, même chose, les défenseurs acharnés de la liberté de fumer sont les meilleurs exemples de cette nouvelle économie libérale des corps. En passant, je vous conseille la lecture de ce formidable éditorial dans le NEJM sur Big Marijuana (je sais, je sais, je suis un sale réactionnaire)

Si nous sommes les dépositaires de notre corps il nous revient de le protéger. Les méchants tenants d’une protection sociale universelle veulent simplement restreindre notre liberté. Quoi de plus beau que l’idée de la liberté avec un beau fil à la patte. Peu importe que l’amélioration de l’espérance de vie viennent de grands programmes collectifs améliorant la qualité de l’eau, évitant le péril fécal, des grands programmes de vaccinations collectifs. Nous ne devons plus compter sur la puissance publique qui au mieux ne nous protège pas, au pire entrave notre droit à faire ce que nous voulons de notre corps, par un insupportable pusillanime dans l’accès à de nouveaux traitements qui nous rendraient éternellement jeune.

Il est effrayant de voir comment l’histoire est oubliée. Nous avons voulu protéger les individus des docteurs Mengele après l’horreur nazie. Maintenant certains exigent le droit à l’essai, le droit de devenir le cobaye d’une économie de la promesse.

Une autre idée force d’origine marxiste est l’exploitation. La bioéconomie est probablement l’ultime étape du capitalisme néolibaral. Il y a une exploitation complète des ressources biologique en les objectivant, les parcellisant, faisant disparaitre leurs origines corporelles sans vergogne et tout ceci en utilisant la logique du don et l’éthique de la non commercialisation du corps. L’histoire de John Moore est un cas d’école. Un vrai rêve de capitaine d’industrie faire de la valeur sur le don des travailleurs de leur force productive et après leur revendre cette valeur produite au prix fort en leur déniant légalement tout droit. C’est beau. Nous collaborons tous. Nous sommes dans le modèle le plus abouti de servitude volontaire. Il ne semble pas y avoir d’issue.

Le jeu repose sur notre angoisse de mourir, de vieillir, de ne plus être performant. Il semble que tout est en place pour que nous alimentions cette formidable machine indéfiniment. Le vieil adage des réseaux qui dit que si c’est gratuit c’est que vous êtes le produit est ici encore plus fort, on vous fait payer et en plus vous êtes le producteur. Je pense que si les scientifiques ont accepté si facilement, en dehors de l’intérêt pécuniaire (le Bayh-Dole act est un texte capital), c’est car ils y étaient préparés par l’économie de la publication. Vous produisez de la connaissance, vous travaillez dur, vous écrivez l’article, vous cédez votre copyright et l’éditeur vous vend la revue à prix d’or pleine d’articles où il n’a pas fait grand chose comme producteur de savoir. J’aime la bioéconomie.

La transplantation d’organes est un  laboratoire qui a contribué à habituer les citoyens à de nombreux points critiques (définition de la mort, utilisation du don souvent en niant la nécessité du contre don, objectivation et anonymisation de ce fragment de corps humain) dans la mise en place de ce modèle économique proprement génial. Toute personne faisant un peu de transplantation doit lire le chapitre « l’envers du don ». Juste pour prendre un peu de recul sur sa pratique. Ça ne peut pas nuire.

L’asservissement du corps des femmes est central dans le processus de génération de biovaleur. Avant de s’extasier sur la PMA et GPA, il faut lire ces pages terribles sur la transformation des femmes en productrices d’ovules qui permettront la production des précieuses cellules souches ou porteuses de l’enfant des autres, moment de face à face étonnant pour ce janus qu’est le biocitoyen. Le riche utilisant sa puissance pour se payer son désir et le biocitoyen pauvre devant vendre son énergie vitale pour survivre. Terribles pages sur nos dérives, nos abdications.

J’ai beaucoup aimé l’utilisation de ce beau mot, vitalité.

Ce texte m’a rappelé une lecture fascinante pour laquelle je n’avais pas fait de recension, « les corps vils » de Chamayou. Ce philosophe analysait dans ce livre majeur, la naissance de la science moderne par l’utilisation de ces corps sans valeur, celui du pauvre, du condamné, du colonisé. Rien n’a changé sauf la technologie, il y a toujours des corps vils sauf que nous sommes potentiellement tous sans exceptions ces corps vils. Il faut aussi lire ce livre pour avoir la vision historique de notre biomédecine moderne. Savoir d’où on vient peut permettre de deviner où l’on va. Nous ne sommes que des exploiteurs mais comme le capitalisme est très fort dans sa capacité de recyclage infini, ils finira aussi par nous manger. Nous sommes des autocannibales.

Des thèmes ne sont pas abordés, en particuliers celui du dopage qui est une application de la biocitoyenneté, ce livre permet de le comprendre d’une nouvelle façon.

Je finirai avec une association d’idées. Peut être que vous vous souvenez que j’avais parler de « journal d’un corps » de Pennac, j’avais lu ce livre au moment où j’étais dans une conférence, et j’avais ressenti un malaise que l’ouvrage avait permis d’identifier. Il s’agit simplement de l’absence du corps comme un tout dans le discours de la médecine 4P. J’avais assisté à la disparition du bios au profit du zoe parcellisé, sous traité, analysé uniquement en temps que flux informationnel. Le corps de Pennac est ce corps vu comme un tout aussi bien « biologique » que psychique et social, un anti biocitoyen.

J’espère vous avoir donné envie de lire ce fabuleux texte de Céline Lafontaine, outil pour comprendre notre monde. Ce livre est une dénonciation, dénonciation d’un système qui va nous aliéner et encore elle ne parle pas de l’arrivée des interfaces hommes machine implantables, du quantify self et j’en passe. Mais je vais surtout le garder comme une bible, une feuille de route pour tenter de profiter du système. La dissection qu’elle fait les lignes de tension, des potentiels points de rupture et des lieux où la valeur se fait, je suis convaincu que les tenants du système ne voient pas le schéma dans son ensemble comme elle le voit. Son texte peut être un parfait nouveau « Prince » de Machiavel adapté à nos temps technologiques.  Tout repose sur une extension sans fin du domaine de notre égoïsme et sur celui du bien être (ne parlons plus de santé, c’est has been) comme seul horizon politique. Ce livre va devenir un classique pour les futurs dirigeants des grandes boites de biotechnologies. Le capitalisme recycle tout même ceux qui le combattent.

La seule réponse est collective, politique, en nous débarrassant d’un rêve biologisant d’éternité, en acceptant notre mort. Une cellule qui ne meurent plus et se divise à l’infini sans régulation devient un cancer, il faudra peut être que la bioéconomie devienne ce cancer pour s’en débarrasser. Si elle reste une cellule souche totipotente nous avons un peu de soucis à nous faire. Nous verrons…

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6 réponses à « Le corps-marché » de Céline Lafontaine

  1. dsl dit :

    Non, pas vraiment envie de le lire.
    Je me méfie de cette profusion de nouveaux mots, et de l’emploi d’un jargon pseudo scientifique destiné bien souvent à masquer une faiblesse du raisonnement.
    Et puis si c’est pour retrouver les idées de Marx à la sauce bio, je passe mon tour, et je préfère lire l’original version XIX°, la version d’avant les massacres de ses gentils petits soldats zélés qui voulaient fabriquer l’homme nouveau.
    Accepter sa mort ? Individuellement, il faut bien, mais collectivement cela n’a aucun sens puisque l’histoire de la civilisation moderne est celle d’un accroissement de la vie humaine n’en déplaise aux marxistes modernes.

    • PUautomne dit :

      J’ai du mal défendre ce livre. Le raisonnement est puissant et les nouveaux termes sont indispensables pour penser l’évolution. Je pense que vous ratez un travail important.

    • Jargon pseudo-scientifique ? C’est du jargon, peut-être, mais philosophique. La philosophie se constituant sur la construction de concept et de distinctions conceptuelles, il faut bien des termes précis pour les désignés et échapper à la polysémie du langage courant. C’est dans ce cas plutot une marque d’attention à la rigueur du raisonnement. Ce ne sont pas non plus des mots nouveaux, mais des termes et des concepts qui s’inscrivent dans une certaine tradition philosophique. Les notions de biopolitique et biocitoyeneté ( avec bio au sens de vie, hein, pas au sens agriculture bio…) sont des notions développé par Foucault (notamment dans Naissance de la biopolitique, 1978-1979). Quand à la bios et à la zoe, ce sont les deux termes de grec ancien désignant la vie, avec une nuance de sens. Cette distinction a été reprise et popularisée par le philosophe Giorgio Agamben, qui en fait un des appuis de sa théorie politique (voir Homo sacer vol 1, le pouvoir souverain et la vie nue, 1997).

      Cette tradition philosophique, dans la continuité de Foucault et d’Agamben, a inspiré de nombreux travaux en sciences sociale, en particuliers sur la valeur et l’usage du corps dans la société occidentale contemporaine. En général, ces travaux ouvrent des réfléxions plus générales sur la condition humaine contemporaine dans ces sociétés, nos sociétés. Nos sociétés fonctionnant selon le modèle capitaliste, il parait interessant d’intégrer cette donnée dans le problème. Toute vision un tant soit peu critique du capitalisme n’est pas forcément marxiste, et on peut en dire des choses nouvelles aujourd’hui en prenant les choses sous un autre angle.

      Je ne vous convaincrai probablement pas que c’est une lecture interessante, même si elle l’est à coup sûr, mais peut-être pourrais infléchir vos à-priori sur ce texte. Chaque discipline développe son langage et son jargon; mal utilisé il peut en effet servir de paravent à des idées creuses, mais souvent, il sert surtout à préciser et simplifier la communication, notamment entre spécialistes. C’est là, à mon sens, son principal écueil, le fait qu’il puisse être relativement hermétique à qui n’est pas du sérail. Ici, cependant, ce vocabulaire et ces concept me semble indispensable à la précision du raisonnement pour penser de nouveaux phénomènes. Je suis par ailleurs toujours intriguée de voir les gens se gargarisé de vocabulaire et de concept de physique ou de biologie à moitié compris et de considérer leur présence comme gage de qualité scientifique d’un texte quand il s’agit de sciences expérimentales, et parallèlement, de voir la méfiance que suscite le même vocabulaire technique des sciences sociales et de la philosophie, qui ont pourtant tout autant besoin de précision dans la désignation des phénomènes qu’elles étudient….

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