Le service militaire, une des mamelles de la néphrologie ou quel est le devenir des hématuries microscopiques isolées

La France a abandonné la glorieuse institution du service dit national bien qu’il n’est concerné que la moitié masculine de la population. J’ai eu la joie et le privilège de remplir mes obligations militaires. J’ai détesté marcher au pas, d’ailleurs j’en étais incapable, dispensé de défilé tant j’étais nul. Je n’ai jamais récupéré mon uniforme et j’ai tout fait pour quitter le plus vite possible l’hôpital où on m’exploitait.

Durant mon stage sous les drapeaux, j’ai eu l’amusement de voir un jour débarquer un jeune troufion juste après le passage à la coupe. Il venait de traverser la France en train debout. A l’arrivée, il présentait de magnifiques oedèmes et un non moins magnifique purpura des membres inférieurs avec en prime une hématurie macroscopique et la protéinurie qui va bien. Le diagnostic fut très vite fait. Il avait un antécédent de purpura rhumatoide avec atteinte rénale. Il était gentiment passé à travers le filtre de l’incorporation. Il avait oublié de signaler cet antécédent qui lui aurait évité son incorporation. Il fut rapidement renvoyé dans ses foyers après avoir vérifié, à Paris, qu’il ne simulait pas le syndrome néphrotique compliquant son purpura rhumatoïde. Il aura gagné une coupe réglementaire gratuite et un stage au val de grâce.

Il aurait du avoir la bandelette réglementaire où il est probable que l’hématurie microscopique eut été dépistée. Je me suis toujours demandé ce que sont devenues ces données de bandelettes urinaires accumulées au fil des ans par l’armée française. Il y a un potentiel énorme d’analyse du devenir d’une population d’hommes jeunes ayant soit une hématurie, soit une protéinurie.

L’armée israélienne dans un remarquable article du JAMA montre ce que notre service de santé des armées pourrait faire. Le service militaire est obligatoire en Israël pour tous les juifs. Il y a une évaluation médicale avant l’incorporation qui inclue la recherche d’une néphropathie par la réalisation d’une bandelette urinaire et un protocole strict d’évaluation des anomalies. Il existe en Israël un registre de l’insuffisance rénale chronique terminale. Tirant partie de l’existence de ces deux blocs de données, ce groupe de chercheurs à tenter de répondre à une question importante, quel est le devenir d’un patient porteur d’une hématurie microscopique persistante isolée?

  1. A. Vivante et al., « Persistent Asymptomatic Isolated Microscopic Hematuria in Israeli Adolescents and Young Adults and Risk for End-Stage Renal Disease », JAMA: The Journal of the American Medical Association 306, no. 7 (août 2011): 729-736.

Je vous rappelle que l’hématurie microscopique est définie par la présence de plus de 5 hématies/champs. Elle nécessite une évaluation clinique et paraclinique. Je vous conseille la lecture (en français) de ce très bon article de la revue médicale suisse (merci à NéphroHUG) pour vous remettre en tête la conduite à tenir.

En pratique, il faut savoir si le patient a des antécédents familiaux de maladies rénales chroniques et d’hématurie, personnels de maladie lithiasique, de tabagisme (le cannabis, c’est très très mauvais pour l’urothélium, la kétamine pas meilleur), d’exposition à des solvants ou à du cyclophosphamide. Il faut réaliser un interrogatoire et un examen clinique standard, juste pour être sur qu’il est pas en globe vésical. Plus sérieusement, la prise tensionnelle est essentielle, de même que vérifier l’absence de purpura et d’œdème.

Le plus souvent, l’hématurie microscopique est découverte à la bandelette. Il faut toujours la confirmer par une numération sur urines fraiches et ceci au moins à deux reprises (idéalement trois et pour les dames en dehors des menstruations).  Le bilan paraclinique minimum doit comporter, un examen cytobactériologique des urines, une albuminurie, une protéinurie et une créatininurie sur les premières urines du matin. Ceci permettra de rechercher des arguments en faveur d’une glomérulopathie. Il faut évaluer le débit de filtration glomérulaire en dosant la créatininémie. Enfin, une évaluation morphologique de l’arbre urinaire, au minimum par une échographie sera réalisée. Si le patient est un fumeur invétéré et/ou après 40 ans, la cystoscopie doit être réalisée très facilement surtout si il n’y a pas de protéinurie (gros intérêt du ratio albuminurie/protéinurie <0,6 mg/mg, pour en savoir plus lisez nos amis suisses).

Quand on a fait tout ça, que tout est négatif sauf la présence de globules rouges dans les urines, il s’agit d’une hématurie microscopique isolée persistante. On ne doit rien faire de plus. Classiquement, le pronostic, du moins à cours terme, est jugé comme excellent. Il n’y avait pas vraiment d’études de grande ampleur estimant le risque pour un patient présentant une hématurie microscopique isolée d’arriver au stade de l’insuffisance rénale chronique terminale jusqu’à ce numéro du JAMA en date du 17 aout 2011. Dans ce numéro vous avez aussi la confirmation que le tabac est très mauvais pour vos petites cellules vésicales.

Les auteurs ont étudié une population de 1 237 869 âgée de 16 à 25 ans (60% d’hommes) inclus pendant la période 1975-1997. 3690 jeunes gens (0,3%) présentaient une hématurie microscopique isolée persistante (le bilan précédent est strictement négatif). Ce groupe et le groupe contrôle (1 199 936) ont été suivis pendant 26 278 598 personnes-année. 565 ont développé une insuffisance rénale chronique terminale (IRCT), soit une une incidence de 2,15/100000 personnes. 0,7% des hématuriques présenteront une IRCT contre 0,04% des non hématuriques. Il existe un troisième groupe, celui de jeunes gens avec une histoire pouvant faire craindre le développement d’une IRCT (34 243), dans cette population éliminée de l’étude, 1,02% présenteront une IRCT au terme du suivi.

Le hazard ratio de développer une IRCT, ajusté en fonction, de l’age, du sexe, du pays d’origine des parents, de la date d’inclusion, de l’IMC et de la TA, est de 18,5 (95% IC, 12,4-27,6). Les auteurs vont triturer les données dans tous les sens, censurant des années, des patients, le niveau de HR reste le même.

La cause principale d’insuffisance rénale dans ce groupe hématurique est évidement l’existence d’une glomérulopathie avec deux causes explosant (les basalopathies et la maladie de Berger). L’incidence annuelle d’IRCT secondaire à une glomérulopathie primitive passe de 0,55/100000 (95% IC, 0,47-0,65) à 19,6/100000 (95% IC, 11,0-32,4).

Il faut remarquer que 80% des IRCT sont des hommes alors qu’ils ne représentaient que 60% de la population de départ. Être une homme, ce n’est pas bon pour le rein.

Ce travail répond à la question de départ, la présence d’une hématurie microscopique isolée persistante est un facteur de risque de présenter une IRCT après une vingtaine d’années de suivi. Dit comme ça c’est effrayant et inquiétant. Les auteurs nous feront encore plus peur dans 10 ans et 20 ans quand ils publieront les résultats dans annals of internal medicine puis archives… Les hazard ratio sont impressionnants mais les chiffres absolus sont très faibles moins de 1% des patients hématuriques vont développer une insuffisance rénale chronique terminale. Ce papier mal interprété pourrait pousser à avoir une attitude agressive (en pratique réaliser une biopsie rénale) concernant l’exploration de ces patients avec une hématurie microscopique persistante isolée. Je pense que ce serait une erreur pour deux raisons.

La première, nous ne saurions pas quoi proposer comme traitement, il n’y a pas de traitement du syndrome d’Alport, et aucun travaux sur le traitement à la phase d’hématurie microscopique de la néphropathie à dépôts mésangiaux d’IgA. La deuxième, dans 99% des cas la biopsie serait normale. Il n’est pas éthique de proposer un examen invasif, si dans 99,9% des cas il ne change rien à la prise en charge.

Ce papier est important. Il nous rappelle que la présence d’une hématurie microscopique traduit dans un certain nombres de cas la présence d’une maladie rénale. La question est de savoir que proposer à ces patients qui présentent une hématurie microscopique persistante isolée. Je chercherai un équilibre entre ne rien faire et surmédicaliser. Je proposerai de surveiller la tension artérielle, l’hématurie, la protéinurie et la créatininémie régulièrement. Mon rythme serait un contrôle à six mois et un an, puis tous les deux à trois ans. Je donnerai quelques conseils hygiéno-diététiques (arrêt du tabac, apport en sel et en protéines normaux, lutte contre le surpoids). Si l’hématurie disparait, j’arrête le suivi. Si une protéinurie ou une altération de la fonction rénale apparait je biopsie.

En pratique, c’est ce que je fais ou conseille de faire au médecin traitant quand on m’adresse un ou une patiente pour hématurie microscopique isolée. Cet article me conforte dans mon attitude semi-contemplative.

Cet article pose une autre question. Faut il généraliser le dépistage de l’hématurie microscopique à toute la population? Honnêtement, je n’en sais strictement rien. Ceci mérite une évaluation économique qui dépasse mes compétences de néphrologue de base. L’éditorial compagnon du papier est assez en faveur. Je suis beaucoup plus nuancé, alors que je serais assez partisan du dépistage de la protéinurie à la bandelette, et encore. Je pense qu’au vu de l’augmentation de la prévalence des maladies rénales chroniques dans la population générale, ceci pourrait présenter un intérêt, mais encore une fois, il faut une évaluation médico-économique rigoureuse. Je suis de plus en plus méfiant dans la recherche de faire le bien des gens malgré eux. Il faudra des critères durs (mortalité globale et rénale) pour montrer l’intérêt d’un dépistage de masse de la protéinurie ou de l’hématurie. Il semble qu’au Japon, le dépistage retarde l’age moyen de survenue de l’IRCT. Un enjeu important en terme de santé publique, sur lequel les USA se penchent.

Malgré toutes ses qualités, cet article a un défaut, qui est une chance pour le service de santé des armées françaises. C’est, et les auteurs le reconnaissent, l’origine du recrutement qui est uniquement juive. Je suis convaincu que d’autres pays vont sortir leurs chiffres, j’espère que la France pourra le faire.

Le possible intérêt du dépistage ne doit pas être une excuse pour remettre en place le service militaire en France, c’est vraiment du temps perdu.

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12 réponses à Le service militaire, une des mamelles de la néphrologie ou quel est le devenir des hématuries microscopiques isolées

  1. dites44 dit :

    Merci pour cette belle révision pour la (futur) généraliste que je suis… je ne sais si c’est par proximité géographique mais je commence à bien aimé les suisses. Je viens de trouver 2 livres passionnant aux éditions « médecine et hygiène » qui publie la revue médicale suisse:
    – le métier de médecin de Marco Vanotti
    http://www.medhyg.ch/boutique/index.php/le-metier-de-medecin-entre-utopie-et-desenchantement.html
    – décision médicale ou la quête de l’explicite:
    http://www.medhyg.ch/boutique/index.php/medecine-sante/decision-medicale-ou-quete-exp-cdrom.html

    c’est un peu hors sujet de ce post mais je les ai tellement aimé que je ne résiste pas à cette occasion de les présenter !!
    à bientôt

    • PUautomne dit :

      Merci pour les conseils de lecture

      • dites44 dit :

        je trouverai ça très chouette d’avoir un petit retour si jamais vous les lisez !!

        et je confirme ce que dit Gélule: ce post va m’être très utile !! sur la CAT, mais aussi par sa réflexion sur pourquoi dépister….
        j’aimerais bien une suite à « Je suis de plus en plus méfiant dans la recherche de faire le bien des gens malgré eux »

        • PUautomne dit :

          Plus le temps passe plus je pense que les patients savent ce qui est bien pour eux, en tout cas mieux que moi. Je leur propose des attitudes thérapeutiques et c’est à eux de savoir si elle leur convient. J’essaye de proposer celle qui est le plus en adéquation avec mes connaissances et avec ce que je sais d’eux, ensuite on discute, le niveau de discussion dépendant essentiellement de mon niveau de conviction dans ce que je propose. Si le patient n’est pas du tout d’accord avec une attitude qui me parait parfaitement adéquate, je peux être très convaincant. Ce que j’essaye en tout cas c’est de ne pas perdre le contact et d’obtenir une adhésion. Je crois, mais je me trompe peut être, que si le patient a envie de se soigner, il se soignera d’autant mieux. Quand l’homme malade a une conduite qui me semble à risque comme fumer 2 paquets de clopes alors qu’il est diabétique, obése, IRC, je lui dit, je lui explique pourquoi ce serait bien d’arrêter, je lui dis qu’il est libre de continuer, mais qu’il ne faudra pas venir pleurer quand les complications seront là. La liberté implique d’assumer les conséquences des choix, sinon c’est trop facile.

  2. Gélule dit :

    Post extrêmement intéressant, merci!!
    J’ai déjà eu plusieurs fois des consultations pour présence d’hématurie micro à la BU réalisée en médecine du travail.

  3. boris cohen dit :

    Petite question sans aucune volonté de polémique:
    En quoi le fait que le recrutement se fasse uniquement chez la population juive est un défaut de l’étude???
    Est que c’est du au fait qu’on a une population non représentative?
    Et/ou au faite que par exemple (je dis ça au pif j’y connais absolument rien en néphrologie… veuillez m’en excusez) que si il y a des causes génétiques aux maladies rénales, prendre une population homogène pourrait introduire un biais avec une expression des allèles morbides surreprésentés?

    (je sais que par exemple chez les juifs ashkenaze pour l’hémophilie et une autre maladie dont je ne me rappelle plus, les mariages consanguins ont augmentées l’expression des allèles morbides…)

    Par exemple si c’était le registre de l’armée française qui était utilisée on aurait a faire à une population majoritairement caucasienne et chrétienne? Ou serait la différence s’il vous plait?

    Idéalement il faudrait utilisé le registre de la légion étrangère ou encore mieux de l’armée américaine pour avoir une grande diversité de population… si j’ai bien compris?

    merci par avance,

    boris

    ps: je suis pharmacien et je travaille en recherche.

    • PUautomne dit :

      C’est une grande discussion, faut il faire une étude à NYC ou en islande.
      Il est tout à fait possible du fait du biais de sélection de recrutement d’avoir une surreprésentation d’un facteur génétique ou environnementale (alimentation par exemple) qui empêche la généralisation à d’autres populations. J’ai soulevé ce point car les auteurs le font, sinon je n’aurai pas osé (justement du fait du risque de polémique). Il est connu que dans certains groupes juifs, il y a plus de maladies génétiques du fait d’un certain niveau d’endogamie. Ce risque existe avec tout les recrutements nationaux, en fait il faut toujours confirmer ses résultats dans plusieurs groupes de populations. C’est pour cela que de plus en plus dans les études d’association, les chercheurs essayent d’avoir deux ou trois groupes de population différent, un caucasien, un africain et un asiatique.

      • Giulia dit :

        Merci de votre réponse concernant les biais de sélection de cette étude.

        Si les résultats de cette étude ne seraient être répliqués dans d’autres groupes ethniques, qu’est-ce que ça signifie ?

  4. boris cohen dit :

    Je vous remercie!!!
    Il serait interessant de croiser les registres du service militaire avec ceux des CHU en France pour essayer de visualiser l’évolution des patients sur un laps de temps et trouver des concordances… Mais bon vu la bureaucratie et les lois de protections de la vie privée, on va arrêter de rêver.

  5. Ping : La bandelette urinaire, une uroscopie moderne? | PerrUche en Automne

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