Wakefield ou la question des choix étranges

J’ai lu un remarquable essai d’Alberto Manguel « Monstres Fabuleux: Dracula, Alice, Superman et autres amis littéraires ». Ce genre de livres vous permet de parler de livres que vous n’avez jamais lus, d’avoir un autre point de vue sur vos héros et de découvrir de nouveaux auteurs ou textes. Une saine lecture comme vous pouvez le constater. Le dernier monstre de Manguel est « Wakefield ». Je me doutais qu’il ne s’agissait pas de notre antiVax préféré. Il s’agit d’une nouvelle de Nathaniel Hawthorne que je n’ai jamais lue (vous voyez le rapport avec parler de livres que vous n’avez jamais lus). Le thème est troublant. Le héros, Wakefield, quitte un jour sa femme et son domicile pour aller habiter une rue plus loin et passer vingt ans à observer cette dernière avant de revenir comme si de rien n’était. J’ai très envie de lire cette nouvelle.

J’ai pensé à Andrew Wakefield qui est probablement une des personnes qui a fait le plus de mal à la vaccination contre la rougeole et à la vaccination en général. La page wikipedia en anglais est remarquable pour mesurer combien ce monsieur a été un escroc. L’histoire a été très bien racontée par Brian Deer dans le BMJ en 2011, ça se lit comme un roman policier. Je me suis toujours demandé ce qui a fait diverger Wakefield de sa carrière de chirurgien puis de scientifique pour devenir un charlatanesque lanceur d’alerte puis une icône du complotisme. Contrairement au héros de Hawthorne, il ne reviendra pas à la maison.

Je trouve fascinant ces personnes qui font un choix étrange, inattendu, qui n’a rien à voir avec leur biographie. Ce n’est pas si fréquent. AW est un personnage romanesque. Je suis étonné qu’aucun cinéaste ne ce soit emparé de cette histoire fascinante. Je vous conseille vraiment de regarder la mécanique derrière les actions de ce triste sire. Vous en apprendrez beaucoup sur la mécanique du complotisme antivax, mélange de convictions, d’appâts du gains, de la gloire et à la fin incapacité à revenir en arrière et bascule dans un autre monde.

Pour le Wakefield de papier, le départ est déroutant, mais peut se comprendre, envie de prendre du recul, de savoir ce qu’il se déroule quand on est pas là, la date du retour qui passe, savoir comment l’inquiétude va être vécue, que va faire sa femme, puis à force d’attendre la difficulté à revenir. Le plus étonnant dans cette nouvelle est le retour au foyer conjugal 20 ans après, sans explication, sans rien. C’est le plus incompréhensible et ce qui explique la fascination que ce texte a engendré. Il ne se passe rien et pourtant vous êtes fasciné par le rien, comme dans le Bartelby de Melville. Vous vous interrogez sur vous, ce que vous feriez ou pas. La littérature nous laisse parfois dans des abîmes de perplexité. I would prefer not to. Bien souvent, ces personnages peu remarquables nous interrogent plus que les héroïques. Quoiqu’il faille un sacré courage pour revenir après 20 ans de disparition… Le Wakefield antivax pourrait en prendre de la graine.

Manguel s’essaye a des interprétations, ce que je ne me risquerai pas à faire sans avoir lu la nouvelle. A la fin de son texte, il rapporte un conte de Roumi:

L’ange de la mort
Un matin, un homme se présenta au palais du Roi Salomon à Jérusalem, l’air hagard et les cheveux en bataille.
– Je t’en supplie, grand Roi Salomon. Aide-moi à quitter cette ville sur le champ !
– Mais que crains-tu donc ?
– Ce matin, au marché, j’ai rencontré Azraël, l’ange de la mort et il m’a jeté un regard qui m’a glacé le sang. Je suis sur qu’il est venu ici pour me prendre ! Aide-moi ! Commande au vent de m’emporter jusqu’en Inde pour le salut de mon âme.
Plein de compassion, Salomon commanda donc au vent de porter l’homme jusqu’en Inde. Dans l’après-midi, il se rend au marché à la recherche d’Azraël. Il le reconnaît sans peine et l’interroge :
– Mais pourquoi donc as-tu effrayé ce pauvre homme ? Tu lui as fait si peur qu’il en a quitté sa patrie !
– Cet homme s’est mépris, lui répondit Azraël. Je ne l’ai pas regardé avec colère, mais avec étonnement. J’ai reçu l’ordre d’aller le chercher ce soir-même en Inde. Et je me suis demandé : comment pourrait-il, à moins d’avoir des ailes, y être dans la soirée ?

Je trouve cette petite histoire très intéressante et édifiante. La mort est inéluctable et croire que nous pouvons y échapper est une folie, c’est la leçon qui parait évidente. J’y vois une autre lecture possible et moins métaphysique mais tout aussi importante pour le médecin.

Salomon s’interroge sur la raison de la terreur de l’homme après avoir agi et ainsi le précipite dans les bras d’Azraël. Le parallèle avec le médecin qui ne fait que du symptomatique sans essayer d’avoir la cause du mal, me parait évident. Peut être que sur le moment pour soulager la douleur, l’angoisse de l’homme souffrant c’est bien, mais ne pas réfléchir un minimum à la cause peut être dramatique. Je pense toujours à la princesse aux céphalées dans ces moments là. Cette pandémie a été/est le lieu de toutes les approximations, porte ouverte à la croyance en la parole d’experts autoproclamés et de vendeurs de miracles thérapeutiques ne reposant que sur leur génie génial. Ils sont tous des Salomons faisant le jeu de l’Azraêl covidien. Plutôt que d’attendre des essais de bonne facture méthodologique et leurs publications, nous nous sommes précipités dans l’a peu prêt thérapeutique, dans l’analyse des preprints, oubliant que notre rôle de médecin est de prendre du recul et de ne prescrire qu’en étant sur, autant que faire se peut, que ce nous proposons comme remède ne sera pas pire que le mal. Quand je vois l’emballement pour la colchicine, je réalise que nous n’apprenons rien, un petit communiqué de presse et demain, nous sommes tous prêts à prescrire ce gentil poison du fuseau, qui n’est pas du tout dénué d’effets secondaires. Même l’histoire récente qui est encore de l’actualité n’arrive pas à contrôler notre réflexe face à la peur de la mort qui est de faire un peu n’importe quoi sans réfléchir, sans se poser quelques instants pour analyser les résultats et leur pertinence. Mon conseil aux jeunes médecins, quand vous commencez à avoir peur face à l’individu malade que vous devez soigner, après avoir utilisé votre arc réflexe monosynaptique pour éviter qu’il ne meure devant vous, posez vous, réfléchissez, mobilisez vos neurones, vos connaissances pour faire fuir la pétoche qui est la plus mauvaise des conseillères dans le soin et n’hésitez pas à demander de l’aide aux plus expérimentés.

Le principal enseignement de la médecine basée sur les preuves est bien cela, la patience et l’importance de l’accumulation des données allant dans le même sens avant de se précipiter. Nous sommes dans une société de la vitesse qui ne fait pas bon ménage avec notre humanité au sens de la physiologie. Pour tester une molécule rien ne remplacera avant un bon bout de temps un essai randomisé contrôlé contre le standard de soins pour répondre à la question, surtout dans des pathologies fréquentes avec une mortalité peu importante. Le conte de Rumi nous rappelle qu’avant de proposer une thérapeutique, faire l’histoire de la maladie et avoir un diagnostic est capital.

Wakefield m’aura emmené assez loin du point de départ, parfois se laisser porter par ses réflexions vous retient loin de chez vous, pas 20 ans quand même. La littérature a cette puissance de nous apporter des pistes de réflexions insoupçonnées. La lecture des romans est une très saine activité en ces temps troublés, plus que l’utilisation effrénée des réseaux sociaux.

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2 réponses à Wakefield ou la question des choix étranges

  1. Bérénice Léoutre-Falmagne dit :

    Merci pour ce billet d’une grande qualité ! Militons pour que tous les médecins (re)trouvent l’amour de la littérature, qui nous apprend tant sur l’âme humaine, et sur notre histoire à tous…

  2. La Loutre dit :

    Salut Toubib,bien le bonjour de la loutre,avec un peu de grass dans ton blue

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