Fragiles

Je viens de dépasser les 20 ans de pratique comme néphrologue. J’ai commencé à traîner dans un service de néphrologie comme interne 10 ans plus tôt. Après plus de 30 ans à passer mon quotidien avec des patient.es atteint.es de maladie rénale chronique, je me rends compte que je suis toujours aussi touché, voir plus, quand un patients que je suivais meurt. La mort de tout être humain me rend triste même si j’essaye d’avoir une forme de carapace pour ne pas me laisser emporter par mes sentiments. Je suis toujours triste de découvrir la mort d’un humain quelles qu’en soient les circonstances. Je pense aux survivants et je ne peux m’empêcher de me projeter dans le vide laissé par le proche mort. J’imagine l’insouciance du moment d’avant qui bascule dans ce vertige de l’absence irrémédiable. Nous sommes si fragiles.

Un patient que je suivais depuis 15 ans vient de mourir. Je l’ai accompagné durant tout son parcours de personne atteinte d’une maladie rénale chronique, du diagnostic, à la gestion des complications, au choix des thérapeutiques jusqu’à la transplantation préemptive. Je ne peux pas vous raconter les diverses péripéties de sa vie médicale, mais vous pouvez me croire il en a beaucoup connues, plusieurs fois, il a failli y laisser sa peau, pour enfin bénéficier d’une technique de transplantation pas fréquente, rendue obligatoire par ses antécédents. Il est probable que de nombreuses équipes l’auraient contre indiqué mais sa ténacité et celle de sa famille nous a convaincu. Un long parcours médical difficile, nous avions cru, tous les deux, que le plus dur était derrière. Il allait bien, vraiment bien, des projets, des envies, la vie. Et brutalement, la camarde vient nous rappeler que nous sommes fragiles, terriblement fragiles. Le décès brutal, inattendu, tempête dans un ciel radieux. Je l’avais vu 15 jours avant son décès. Forcément vous repensez à ce que vous auriez pu rater, ce que vous avez négligé comme petit signe. Vous reprenez les bilans pour être sur de ne pas avoir sous estimé un petit mouvement qui aurait du vous alerter, vous regardez encore une fois le traitement en vous demandant ce que vous auriez pu ajouter ou enlever. Rien, vous ne voyez rien qui eu pu vous prévenir. Vous êtes pris entre deux sentiments contradictoires, le soulagement et un immense dépit. Soulagement, du nous avons tout fait comme il fallait, c’était imprévisible. Dépit du malgré tout ce que nous avons fait, malgré toute la technicité, la tentative d’optimiser au mieux les petites choses, de penser aux détails, la mort rattrape impitoyable se foutant royalement de nos vains efforts. Constater que notre combat, contre cet inéluctable inhérent à notre condition d’être vivant, la mort, est toujours perdu, m’attriste profondément. Fragiles, nous sommes si fragiles.

Ces histoires, en ce moment nous en avons pas mal, nous rappellent à quel point nous ne savons rien. Nous ne sommes pas capables de tout prédire, de tout anticiper, ces histoires nous obligent à l’humilité. Comprendre le corps humain dans son fonctionnement normal et pathologique n’est qu’au début. Nous avons tant à apprendre, tant à explorer. C’est pourquoi quand je vois des gens s’entre-tuer pour un bout de terre, quand je vois la violence, le mal que nous pouvons faire à autrui, je me demande à chaque fois ce que nous avons raté dans l’éducation de l’humain. Il y a tant à faire pour mieux comprendre et mieux soigner pourquoi dépenser autant d’énergie à faire la guerre, à se battre, alors qu’apprendre, s’occuper des plus faibles devraient requérir toutes nos forces. Il y a quelque chose de profondément déprimant dans le comportement humain. Et pourtant j’ai toujours envie de soigner, toujours envie de comprendre comment ça marche en espérant trouver un petit truc qui fera que la personne malade ira un peu mieux. Nous sommes tellement fragiles. Notre vie et celle de ceux que nous aimons est tellement fragile. Du jour au lendemain, nous pouvons basculer de la joie à la plus grande des tristesses sans aucune transition avec une brutalité incroyable qui nous brise. Pourquoi ne sommes pas plus doux entre nous alors que nous savons que quoique nous fassions nous serons rattrapés par la mort. Profitons des moments de joie, faisons des réserves pour les moments de disette quand notre fragilité nous rattrapera.

Ce contenu a été publié dans Histoires de patients, Medecine, avec comme mot(s)-clé(s) , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Fragiles

  1. Natacha dit :

    que les moments doux durent, comme disait Bashung… rattrapé trop tôt lui aussi par notre nature mortelle ????

  2. Axel Ellrodt dit :

    « Comprendre le corps humain dans son fonctionnement normal et pathologique n’est qu’au début. »

    Étudiant en 3ème année années 70, j’étais enthousiaste, la compréhension du corps la physiopathologie, les régulations…
    J’avais malheureusement calé sur la conception théorique d’un traitement immunologique radical des cancers … c’est beau l’enthousiasme juvénile, il faut dire que le prof d’immunologie (René Masseyeff, fac de Nice) avait une façon moderne d’enseigner en nous décrivant les expériences conduisant aux conclusions physiologiques au lieu des « digests » rencontrés ailleurs.

    Je croyais que l’on savait presque tout.
    En cela, je m’étais opposé en discutant lors dune longue route en 2CV vers la Scandinavie à un camarade de promotion moins enthousiaste qui me soutenait que l’on ne savait rien.
    Peut être sa vie d’avant les études et quelques années de plus lui avaient elles procuré plus de sagesse.
    Il avait raison.

  3. nathalie Grindes dit :

    cela me touche profondément ce témoignage.

Répondre à NatachaAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.