Il y a 22 ans, mon fils est né et il est mort.
Quelques heures de vie entourées de technique médicale et sans amour parental. Échec de la médecine à sauver une vie, ceci bouleversera ma vie. Cette absence, ce vide vertigineux m’a happé et je ne serai plus jamais tout à fait le même. Je n’aimerai plus la médecine, encore moins les médecins et leurs peurs. J’ai perdu mon insouciance. Je vis dans la peur quasi permanente qu’il arrive quelque chose à mes filles.
Perdre son enfant si tôt, sans histoire, juste nourri des projections et des rêves dons nous remplissons ce petit être fragile, a été terrible. L’absence de mémoire rajoute un vide au vide. Je ne voulais pas écrire sur ce triste anniversaire. Il s’agit d’un exercice nombriliste, on parle de soi, de sa douleur, de ce creux, toujours plus ou moins là, surtout dans les moments de stress ou d’angoisse. Ce terrible, tout est possible est le pire. Je n’avais pas envie de m’exposer encore sur le sujet. Quand on me demande si j’ai des enfants, je parle de mes cinq filles et j’occulte l’existence d’Oscar. J’ai honte de faire ça. Honte de ne pas en parler, mais c’est compliqué. J’ai cinq filles et un garçon. Non, non, ce n’est pas trop dur pour lui, il est mort. Ça casse un peu l’ambiance. Ça met mal à l’aise. On vous regarde bizarrement. Pourquoi vous cassez les conventions sociales ? Pourquoi vous balancez votre douleur comme ça? Hein, pourquoi? Alors, bien sage, je dis, j’ai cinq filles. Elles vont bien. Et je me sens coupable de trahir mon fils.
Je ne voulais pas en parler, sauf que la lecture de « Par instants, la vie n’est pas sure » de Robert Bober, est passé par là. Je n’ai acheté ce livre. Je ne remercierai jamais assez la personne qui a eu la très bonne idée de me le faire découvrir. Il était dans un coin attendant avec son joli dessin si troublant de Saul Steinberg. J’ai commencé à tourner les pages et je le lis lentement, lentement. Je goute chaque phrase, chaque anecdote, chaque citation. Page 138, je découvre cette phrase de Jankélévitch: » Les morts dépendent entièrement de notre fidélité. Le passé comme les morts a besoin de nous. Nous parlerons donc de ces morts afin qu’ils ne soient pas anéantis ». Alors, je parle de mon fils pour qu’il ne soit pas anéanti. Il y a une autre phrase magnifique du même auteur page 140, « Les fusillés, les massacrés, n’ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer. » Alors pour ne pas oublier, j’écris ton nom, Oscar Burtey.

Il n’est pas facile de remplir une vie si courte. Il n’est peut être pas nécessaire de vouloir remplir ces quelques heures. Il était tentant de tomber dans une folie à la « Qui a peur de Virginia Wolff? » et de faire vivre Oscar à tous les moments de sa vie. De sa naissance à ses 22 ans, racontant ce qu’il aurai pu être. La tentation est forte de remplir l’absence par des mots qui remplissent le vide grâce à un acte d’imagination pure. Et p 214, cette lettre de Flaubert à Louise Collet « N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire! Que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maitresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par une après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entrefermer leur paupières noyées d’amour. » Je ne veux pas être toi mon fils, je ne veux pas être un marionnettiste, je veux ta présence à mes cotés. Ce qui ne sera jamais.
A la page 190, il cite une phrase de Georges Perec extraite de « W ou le souvenir d’enfance ». Elle résonne/raisonne: « Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le diner« . J’aurais aimé changer tes couches, te donner le biberon, te tenir par les mains pour voir ton premier pas, te soulever et entendre ton rire mélanger à la peur du vol, dans ton regard, et entendre, un encore. J’aurais aimé t’entendre râler, pleurer, t’accompagner à l’école, jouer à la balle, te voir nager. J’aurais aimé voir ta première dent, tes courses, tes sauts. J’aurais aimé voir ton premier match de rugby, ta première longueur de piscine, ta première lecture. J’aurais aimé notre première dispute, notre première réconciliation, te voir entourer de tes sœurs, prendre soin d’elles. J’aurais aimé que tu ne sois pas d’accord avec moi, te voir amoureux, te voir triste, te voir joyeux. Nous n’avons rien vu, rien partagé, rien, sauf l’absence.
Oui, j’écris aujourd’hui car si personne ne le fait tu disparaitras. Je ne rajouterai pas le néant à ton absence, mon fils, Oscar.
Je découvre votre poste et je suis bouleversé par ce que j’y retrouve.
J’ai eu un peu plus de chance que vous. Mon fils s’est noyé, il avait 3 ans et demi et avec sa disparition tout un monde à venir a disparu et mon monde présent s’en est trouvé amputé.
Finalement derrière cet exercice nombriliste auquel nous les parents fauchés nous nous livrons tous, nous luttons pour les faire vivre, pour que leur nom soit au moins prononcé une fois par jour. A chaque fois, nous attribuons inconsciemment une finalité : ce jour-ci je t’ai parlé en imaginant que tu étais heureux, ce jour-là que tu boudais et ainsi de suite et à mesure que nous vieillissons nous les faisons grandir artificiellement aussi.
Artifices, il n’est finalement question que de ça.
Cela fait presque 5 ans que je joue à faire cela et je suis désolé de l’avouer, je ne m’en lasse pas tant le manque est grand et la plaie béante.
On nous appelle les paranges.
Bon courage à nous tous
Merci,
Merci pour votre blog, merci pour cet article.
Vous avez dit ce qui est important.
merci
Bonjour,
Votre souffrance me touche. Vingt deux ans après elle est intacte en ce jour anniversaire. Aiguë et vibrante d’être si souvent tue. Les mexicains disent qu’un mort l’est vraiment lorsque plus personne ne pense à lui. Alors oui il faut parler de nos morts même s’ils ont si peu vécu. Ce n’est pas d’eux que l’on parle mais de leur absence qui est une présence en nous. Cette absence existe aussi chez sa mère, ses sœurs et tous ceux qui vous connaissent depuis plus de vingt deux ans. Dans la philosophie bouddhiste les bébés et les enfants qui meurent, sont des êtres qui n’avaient plus qu’une minuscule réincarnation à vivre avant de devenir des êtres éveillés, des bodhisattvas qui veillent sur notre monde.
Bon courage
merci
Cher collègue,
je me rappelle avoir lu l’histoire d’Oscar, il y a plusieurs années, avant que la publication ne devienne privée. J’avais été ému aux larmes.
Je me suis souvent demandé si le médecin que vous êtes, en particulier dans la description de ses rapports aux patients, aux « autres », avait été façonné dans son humanité par cette terrible perte.
Je n’ai pas la réponse. J’imagine que oui, probablement, d’une certaine manière.
Depuis, à chacune de vos publications, je regarde l’onglet « Une semaine » et j’ai une pensée votre Oscar.
Merci pour vos mots.
J’ai évolué et en particulier dans le fait d’accepter beaucoup plus de chose et de dire. J’essaye de ne pas avoir peur des mauvaises nouvelles et de la complexité. Je n’oublie jamais que je suis du bon coté de la barrière quand je soigne.
Vos mots m’ont cueullie. Violents mais tellement justes. Parler, ne pas oublier
Merci
merci
Mon émotion lors de cette lecture est inimaginable, je suis bouleversé vraiment
Je suis désolé