« Le journal d’un corps » de Daniel Pennac

J’ai acheté ce livre à l’aéroport avant de partir pour ma conférence à l’EMBL. J’avais trois raisons. La première, la plus importante, j’aime bien l’écriture de Pennac. La lecture des Malaussène est un très bon souvenir. La deuxième, un avis unanime des critiques du masque et la plume, ce qui est rare. La troisième, je savais que je n’avais pas pris assez de livres pour ces quelques jours loin de la maison.

Pendant trois jours, j’ai baigné dans la médecine du futur. Pendant trois jours, j’ai entendu parlé de médecine par des non médecins. C’était bien, mais il manquait quelque chose. La majorité des orateurs étaient des gens jeunes, de très bon niveau socio-économiques, intelligents, voir brillants. Ce fut un panorama fascinant des outils à notre disposition ou qui vont l’être pour comprendre le vivant et l’homme malade. J’y reviendrai.

Pour moi, le médecin de base utilisant toujours ses oreilles pour entendre, ses mains pour palper, sa bouche pour conseiller, il manquait un truc. C’était le corps. Le corps était absent du discours. Nous parlions de médecine personnalisée en oubliant l’essentiel, ce n’est pas étonnant. Il est tellement évident ce corps qui fonctionne que nous l’oublions. Pourtant, il se rappelle sans cesse à nous, j’ai faim, j’ai envie de pisser, de chier, j’ai chaud, j’ai froid, j’ai soif, j’ai mal etc. Dès que nous avons une démarche intellectuelle même en médecine, nous avons tendance à oublier le corps ou à le segmenter, à le séparer de nos activités psychiques, pourtant il est le début et la fin de toutes sensations, donc de tous raisonnements, le seul médiateur avec l’environnement et nous même.

Je ne pensais pas que mon choix de lecture allait être aussi judicieux.

Pendant 400 pages, Daniel Pennac écrit le journal du corps de son narrateur, une vie sous un angle unique, celui du corps. Le corps remis au centre du jeu par un écrivain, alors que je le voyais mettre à distance par les spécialistes de la médecine des omics, de la personomics. Il est rare dans une unité de temps d’avoir cette complémentarité. J’ai vécu trois jours de bonheur intellectuel.

Le journal d’un corps est une œuvre majeure. Une lecture indispensable pour tous les médecins, aussi indispensable que la lecture de Proust pour comprendre le deuil, que la lecture de récits d’un jeune médecin de Boulgakhov pour savoir ce qu’est la solitude du praticien.

L’écriture de Daniel Pennac est splendide. J’aime ses phrases, son style, rigolard et grave. Il a des fulgurances, des phrases qui vous bouleversent. Vous voyez écrit ce que pendant des années vous avez ressenti sans jamais avoir réussi à mettre des mots dessus. Ils sont parfaitement ajustés et c’est magnifique. Il nous parle de choses que nous connaissons parfaitement – nous vivons quotidiennement notre corps, les cinq sens, la douleur, la jouissance, les interrogations permanentes, à tous les ages, sur ce corps jeune, épanoui, vieillissant, mourant- et il réussit par la force  du verbe, à ouvrir de nouveaux espaces de réflexions.

Il commence son récit au bord de l’adolescence, le moment de l’irruption du corps de façon évidente, la fin de la latence, tant de changements, tant de découvertes, en fait une seule importante la sexualité. Ce n’est pas pour rien que le livre parle énormément de sexe. Il y a plein de trucs qu’on peut faire en niant son corps, sauf un qui nécessite un investissement complet du corps, de nos sens mais aussi de notre intellect, c’est l’acte sexuel, exhausteur ou anesthésique de nos sentiments. Il décrit génialement les relations entre l’éjaculation et la pénétration dans le sommeil, le plaisir à contrôler ces moments qui peuvent sembler des petites morts. Je suis impressionné, bouleversé de voir si bien mettre en mots des sensations ressenties, des choses vécues du quotidien et brutalement par leurs présences sur la page, elles prennent une autre dimension. On comprend mieux, on saisit mieux qui nous sommes, ce que nous avons fait, et peut être ce que ne nous serons ou ferons.

Un livre indispensable pour les médecins car il nous rappelle qu’au centre est le corps. Le corps parle. Il parle pour lui, il parle pour notre inconscient, il parle en permanence de l’indiscible. Il n’est pas simple de comprendre que notre corps est parfois le seul médium pour exprimer notre souffrance ou notre joie. Il serait tellement plus facile de mettre des mots que de se raconter par des symptômes ou des signes. Il serait tellement moins douloureux de parler plutôt que de se mutiler. Nous n’avons qu’un corps, pour toute notre vie, il est unique, un, sans remplaçant, même si nous pouvons changer ou rafistoler quelques pièces. Plutôt que de le maltraiter, il faut parler, mettre des mots sur nos sensations, nos souffrances. Le rôle du médecin est peut être celui là, avant tout, arriver à faire dire au patient, accoucher des mots. Nous passons notre vie professionnelle à traduire des signes cliniques en langage. Ça énerve tout le monde ce jargon. C’est notre code. Il est indispensable pour que la médecine soit opérante, pour transformer le corps en concepts réductionnistes plus faciles, pour comprendre et traiter. Ce que nous enseigne ce livre, il faut ensuite faire le chemin inverse et retourner à la globalité de l’individu, le corps et le psychisme.

Il ne parle que de son corps notre narrateur inconnu et il parle en permanence de son esprit. Le corps ressent, avant notre esprit, certaines de nos émotions, une des idées forces du texte. Nous ne sommes que chimie, nous ne sommes que physique et biologie. Je crois que nous sommes un peu plus. La combinatoire des différentes strates (génome, protéome, epigénome, metabolome, etc) fait que nous arrivons ou du moins avons la prétention de nous comprendre, une leçon de la biologie de système. Nous pouvons nous réduire à une molécule, un organe, un corps ou à un esprit mais systématiquement un des oubliés se rappelle à notre bon souvenir. Il faut avoir une vision holistique du vivant. C’est difficile, exigeant, fatigant, mais tellement satisfaisant quand nous l’effleurons. Globalité, réduction et retour au tout, from the bedside to the bench and back to the bedside. Chaque étape est importante, aucune ne s’exclut, réduire pour comprendre, remettre en globalité pour encore mieux comprendre. Réductionnisme et holisme ne peuvent s’opposer, ils se complètent.

Pourquoi il faut lire ce livre ? Il fera gagner du temps au jeune médecin. Vous comprendrez ce que devenir vieux veut dire. La fin de l’œuvre est un excellent traité de gériatrie. Il éclaire un phénomène qu’un adulte jeune à du mal à comprendre. Comment peut on oublier son corps quand on est vieux et qu’on vit un deuil? Le deuil, je connais, j’ai eu la tentation de la destruction mais mon corps et le corps de l’autre m’ont rattaché à la vie. Après cette lecture, je saisis mieux cet oubli. Quand arrive la décrépitude, nous n’avons plus rien à explorer que notre déchéance, ce peut être amusant si nous avons une âme d’entomologiste. Quand le deuil débarque, l’intérêt du jeu s’amenuise.

C’est un livre indispensable. Il remet le corps au centre dans notre monde qui n’en a jamais autant montré mais aussi nié son existence en le dématérialisant ou en l’instrumentalisant. Le corps n’est pas un jouet, pas un outil. Il est nous. Il est le cœur de notre individualité. Nous le savons, nous avons tendance à l’oublier. Ce magnifique texte nous le rappelle avec brio, jubilation, talent, drôlerie, tristesse, un chef d’œuvre. Je n’ai fait que survoler avec mes pauvres mots, la richesse de ce livre. Plongez dans ce texte vous ne le regretterez pas.

Merci Monsieur Pennac pour cette leçon.

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7 réponses à « Le journal d’un corps » de Daniel Pennac

  1. chantal dit :

    Merci pour ce beau texte. Le corps est le centre de la vie et pourtant souvent, en médecine, la personne avec son corps se retrouve morcelé, comme chez le boucher qui coupe une tranche de ce morceau, une autre d’un autre morceau.

    Pour ces raison, j’apprécie beaucoup le MG qui soigne un corps entier, même s’il n#est pas toujours à la pointe des nouveautés, du progrès. Il reste humain, ce que je les spécialistes perdent souvent de vu – il considèrent une partie du corps doit fonctionner ainsi, que faire pour y arriver – peu importe comment cela peu jouer sur le reste du corps.

    Aussi les meilleurs appareils ne sont jamais aussi fiable que le ressentiment de la personne elle-même. Elle peut décrire ce qui ne va pas, les machines ne trouvent pas forcement une cause et pourtant un problème physique peut bien exister. Personne ne connait mieux son corps que le personne elle-même, son avantage devant la médecine, le seul d’ailleurs.

    C#est pour cela que le futur de la médecin qui oublie la personne à soigné deja´dans son discours, comment cela va être en pratrique?

    Je me souviens d’un documentaire chez Arte sur la maison du futur (du 21e siècle) où tout est automatisé, robotisé avec plus de clé mais un détecteur de voix (ca existe et est en cours expérimentation) pour ouvrir la porte, un WC qui analyse l#urine matinale et transmet les données, puis au retour un appel de l’assurance de maladie que sa santé est en danger (abus d’alcool. sucre trop haut, etc de changer les habitude ou sinon pas de remboursement), un aspirateur qui aspire tout seul, des voitures qui roulent sans chauffeur, un frigo qui écrit la liste des aliments à acheter et qui effectué sur demande de l’habitant la commande via connexion au Web avec livraison à la maison (car la porte du frigo a un écran avec accès à la toile). Ça me fait froid au dos – c’est pire que les films du comte Dracula et les gens dans le doc trouvent ca génial. Je me demande où reste l’humain avec ses forces et faiblesses, le naturel?

    Bonne journée

    PS j’adore « Il parle pour lui, il parle pour notre inconscient, il parle en permanence de l’indiscible. Il n’est pas simple de comprendre que notre corps est parfois le seul médium pour exprimer notre souffrance ou notre joie » et « Pour moi, le médecin de base utilisant toujours ses oreilles pour entendre, ses mains pour palper, sa bouche pour conseiller, il manquait un truc. C’était le corps. Le corps était absent du discours. Nous parlions de médecine personnalisée en oubliant l’essentiel, ce n’est pas étonnant. Il est tellement évident ce corps qui fonctionne que nous l’oublions. Pourtant, il se rappelle sans cesse à nous, »

  2. Pyj dit :

    Merci pour ce conseil de lecture, je viens de commencer et je le trouve effectivement excellent. Revenir au corps, au patient par delà les tubes et les câbles et le toucher comme tel et plus comme lieu de la souffrance d’un tiers, revenir au corps fatigué et chiffonné après une journée où on a à peine pu se poser pour manger et l’étirer pour se retrouver, voilà des idées qui ne me sont pas étrangères mais qu’il est bon de réactiver le plus souvent possible.

  3. THIERRY dit :

    Il n’y a pas de hasard ! Vous avez lu ce livre quand il le fallait… merveilleux clin d’œil.
    Moi aussi je l’ai adoré, c’est un livre plein de bonheur simple et d’humanité. Un grand merci à monsieur Pennac !

  4. Ping : Mens sana – corpore… |

  5. Eschylle dit :

    Un très grand cru Daniel Pennac : il a retrouvé sa truculence, la légèreté et l’humour qui se déployaient avec bonheur dans la série des Malaussène.
    Je cherchais une critique judicieuse et sympathique de cet ouvrage et je suis comblé. Mon deux-pattes avait aimé cette lecture.
    Je ne me suis pas présenté : je suis chat (siamois de surcroît) et je tiens un Carnet de bord dans lequel je publie de la poésie, des articles liés à l’écriture (grammaire, orthographe, outils…) et le feuilleton de ma vie de l’autre côté.
    Je vais publier un sonnet consacré au corps, à la rencontre des corps deux-pattes (ceux que vous appelez les humains) lorsqu’ils sont empreints de désir. J’ajoute diverses remarques dont une référence au roman de Pennac. Puis-je citer votre article consacré à cette œuvre ?

  6. Ping : « En d’atroces souffrances » d’Antoine de Baecque | PerrUche en Automne

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