Il y a quelques temps sur le petit oiseau bleu, j’ai lu des choses qui m’ont un peu dérangé sur la problématique de la décision. Je ne me souviens plus exactement de quoi il s’agit. Il me semble qu’une personne avait dit qu’il ne fallait pas dire « nos patients » car c’était paternaliste. J’avais trouvé ça un peu ridicule comme tout politiquement correct poussé à l’extrême peut l’être. Plus grave, ceci focalise sur le terme et fait passer le reste du message à la trappe, ce qui est dommage. L’autre partie du discours sur le partage de la décision avec le patient était pertinente et intéressante. J’ai cru remarqué que certains trouvaient que le partage de décision avec le patient pouvait être vu comme une perte de temps. Je comprends les deux positions. Le plus souvent nous devons respecter les souhaits du patient. Parfois nous devons malheureusement savoir passer outre ses désirs pour son bien.
Le chœur « des défenseurs du droit des patients à tout choisir par lui même » va me tomber dessus. Ceux qui pense qu’il faut toujours respecter religieusement ce que veux le patient même si ceci doit le conduire à son décès vont me haïr.
Depuis l’écriture de cette introduction, la bourrasque « brute » souffle. J’ai bien aimé la note de C. Lehmann. Ce matin Stockholm a fait une note intéressante avec un peu d’histoire de patients dedans. J’aime bien, même si je ne suis pas d’accord avec tout. Je ne vais pas en rajouter. Juste pour finir sur le sujet du bouquin qui fait péter les câbles à la twittosphère. L’auteur est engagé dans une spirale, comme une certaine association. Pour exister sur le marché de la dénonciation, il n’y a que l’escalade, pour attirer le journaliste et exciter le chaland. Si on sort du scandale, il n’y a rien. On disparait du paysage médiatique et quand on vit (je ne parle même pas financièrement mais au niveau de l’égo) de ça, ce n’est pas possible. Cette parenthèse achevée, je reprends le cours de cette note.
Je suis un médecin de base. Je n’ai jamais suivi de cours d’éthique et je n’en suivrai jamais. Je n’ai jamais fait de philosophie, sauf en terminale, et je n’en ferai plus jamais. La seule chose que j’aime, ceux sont les histoires. Je vais essayer d’illustrer mon propos par deux histoires. Les deux patientes sont mortes depuis un certain temps, je ne peux pas leur demander leur consentement (ça commence mal). Elles ne seront pas reconnaissables.
J’étais jeune CCA. Je m’occupais d’une salle un peu lourde sans interne de spécialité. Je passais pas mal de temps sur mon lieu de travail. Nous avions dans les lits une patiente assez jeune venant d’outre-méditerranée. Une patiente très simple et très compliquée. Très simple, insuffisance rénale chronique terminale d’origine indéterminée sans aucune comorbidité. Très compliquée de part un refus de la dialyse qui la conduisait à refuser la création d’une fistule artério-veineuse ou la pose d’un cathéter permanent. Elle débarquait régulièrement aux urgences, trainée par son mari, car elle allait mal. Nous la récupérions dans le service, lui posions un cathéter, elle dialysait quelques fois et elle disparaissait. Elle revenait, soit fébrile avec le cathéter ouvert et crade, soit urémique au dernier degré. Les espaces libres entre les venues aux urgences se raccourcissaient. Elle était hospitalisée cette fois ci pour une septicémie à staphylocoque doré. Changement de tuyau, dialyse, antibiotique, amélioration initiale du syndrome fébrile et puis reprise de la fièvre, changement de cathéter, écho cœur, pas d’endocardite, toujours de la fièvre malgré les bons antibiotiques. Elle ne se plaignait de rien et ne voulait que sortir.
Le mari, la fait sortir contre notre avis, elle revient 48 heures plus tard frissonnante et manifestement septique. Examen clinique, pas de point d’appel évident et toujours la litanie de « je ne veux pas rester », « j’ai les enfants, les enfants ». Le mari ne voulait plus la récupérer: « Elle ne s’occupe pas des enfants car elle ne va pas bien ». Nous la gardons.
Le lendemain matin, une aide soignante vient me voir et me dit: « Tu sais la dame, elle bouge pas bien ses jambes. ». Effectivement, les gambettes c’est pas ça. Elle n’arrive plus à marcher, elle a toujours 41° de fièvre et veux toujours sortir. Direction le scanner pour vérifier ses petites vertèbres. Le diagnostic tombe, évident, spondylodiscite avec compression médullaire. Allo les neurochirurgiens, indication formelle de laminectomie en urgence et surtout qu’elle ne se lève pas, sinon elle ne remarchera jamais. Nous organisons la petite séance de dialyse, après une négociation évidemment, avant le bloc car 6 mmol/l de kaliémie. Je lui explique qu’elle doit se faire opérer. Elle ne dit rien. Je conclus, qui ne dit mot consent. Nous appelons le SAMU pour le transfert, ils arrivent, et là catastrophe, elle ne veut plus se faire opérer et décide de se lever. Elle s’effondre. Nous la remettons sur le brancard, elle hurle: « je veux pas, je veux pas ». Elle ne bouge plus du tout ses jambes. Nous discutons pendant une demie-heure, rien, tête dure de sortie. Elle refuse, elle veut voir ses enfants, préparer le repas. Le sepsis vient à mon secours, une magnifique décharge bactérienne, elle chute sa tension, ce qui a le mérite de la calmer. Nous la remplissons et en accord avec moi-même, je l’envoie au bloc. Elle sera opérée avec succès et après 4 mois dans l’unité, elle remarchera. La suite est une autre histoire.
J’ai été une brute. J’ai forcé une patiente à se faire opérer alors qu’elle ne voulait. Je reste convaincu du bien fondé de ma position à ce moment. Si c’était à refaire, je referai probablement la même chose. Ce genre d’histoire vous donne un sentiment de puissance. La puissance de celui qui sait mieux que l’autre ce qui est bien pour lui. Le risque est de s’enfermer la dedans et de prendre systématiquement une position paternaliste et autoritaire. C’est très tentant et probablement rassurant. Heureusement la vie et surtout la clinique nous rappelle que les attitudes systématiques ne sont pas toujours très bonnes. L’éthique n’est pas une position morale mais une position pragmatique s’adaptant au contexte, à la situation, à la personne.
Ma deuxième histoire arrive quelques mois plus tard. Je suis de garde, il est tard quand les urgences m’appellent. Une femme de 75 ans amené par les pompiers après un appel de l’infirmière en raison d’un essoufflement avec 1000 µmol/l de créatininémie et surtout une bicarbonatémie autour de 8 mmol/l. Je vais la voir, je débrouille l’histoire et je la récupère aux soins intensifs. Elle a une insuffisance rénale chronique ancienne. Elle refuse de dialyser. Elle a toujours refusé et elle refuse encore. Il est deux heures ou trois heures du matin. Elle ne va pas bien, tension moyenne malgré remplissage. Elle commence à avoir un peu de flotte dans les poumons. L’acidose ne se corrige pas malgré la perfusion de bicarbonates. Je suis coincé. Il faut qu’elle dialyse sinon ça ne va pas durer longtemps. J’explique calmement, elle refuse toujours. Je suis embêté de prendre la décision de limitation seul avec elle sans en avoir discuté plus longuement. Il faudrait juste faire une séance maintenant pour passer le cap et en discuter tranquillement le lendemain. Elle refuse. Je ne supporte pas l’idée de la laisser mourir devant moi, ce soir, à ce moment de la vie. Je parle encore, j’explique, j’insiste, je lui raconte ma vie, j’ai les larmes aux yeux. Après une demie heure, elle cède. Je suis épuisé, heureusement le cathéter est facile à poser. Elle dialyse et s’améliore vite. Le lendemain, elle va en salle, où je vais m’occuper d’elle. Je suis à la fois fier et coupable. Fier de lui avoir permis de vivre, honteux d’avoir utilisé des arguments qui n’avaient rien à faire là. Après cet unique essai, elle refusera toute nouvelle séance de dialyse. Nous l’enverrons avec son accord dans une structure de soins palliatifs, où elle vivra presque quatre mois avant de mourir d’insuffisance rénale chronique terminale comme elle le souhaitait. J’ai rallongé sa vie de quatre mois.
Je me suis trompé. Je m’en veux toujours d’avoir fait ce que j’ai fait. Il n’y avait pas de violence physique mais des mots qui l’ont fait céder contre son opinion. J’ai eu tort. Il fallait accepter sa décision. L’aider à mourir le plus dignement possible ce soir là. Je n’avais pas les ressources psychiques à ce moment là, pour affronter cette fin de vie. Je regrette encore dix ans plus tard. Je ne referai plus du tout de cette façon. Je surmonterai mon angoisse pour accepter cette décision. Ce n’est pas facile de voir quelqu’un mourir car il refuse un soin qui est au centre de sa formation. Nous devons l’accepter.
Ces deux histoires illustrent la difficulté de la décision médicale, l’importance capitale mais aussi les limites de la décision partagée. Le consentement peut aussi être arraché. L’exercice clinique est difficile. Il nous interroge, il nous remue, il résiste au prêt à penser, à l’automatisme. Nous devons nous adapter à la personne en face de nous, comprendre ses forces, ses fragilités, ses questions, identifier les non dits, comprendre certaines choses derrière les mots. Il n’y a rien de plus difficile et de plus épuisant que la clinique. Savoir changer de personnage en fonction de la personne en face de nous, s’adapter, s’adapter, encore s’adapter à autrui, à la situation. Cette rencontre passionnante est une aventure où la confiance joue un rôle primordial.
Dans la rencontre asymétrique qu’est la clinique, nous sommes du bon coté, nous ne devons jamais l’oublier.
Merci pour cet article.
Je suis très intéressée par votre article sur la prise de décision. Ne pensez vous pas que votre jugement à posteriori est influence par l’âge des patientes ?
Non je ne crois pas.
J’aurais fait exactement pareil que vous, mais peut-être que je me trompe…
Pour la première : en me « justifiant » par rapport à sa volonté de s’occuper de ses enfants (décédée c’est plus compliqué …). Pour la seconde, j’aurais fait la même chose, sauf si le dossier mentionnait son choix exprimé à plusieurs reprises, de façon forte et justifiée, après une information dédiée en milieu néphro, et hors période d’urémie/dépression ou autre troubles psy.
Je me permets de retourner la question : Combien en avez-vous dialysé « contre leur volonté » et qui maintenant, sortie du « brouillard » de l’urémie, vous remercie ? J’ai personnellement quelques exemples en tête (le dernier ayant fait avec bonheur son voyage à Lourdes au décours…).
J’en profite : Un grand merci pour tous vos articles éclectiques et passionnants!
Une jeune néphro et maman
J’ai tendance à proposer un essai de dialyse à ceux qui ne veulent pas en précisant bien qu’on pourra arrêter si ça ne va pas. Ceci permet souvent de régler bien des problèmes. Attendre l’OAP peut aussi être une stratégie, plus risqué mais parfois très efficace pour comprendre l’intérêt de la dialyse. Je pense qu’attendre les symptômes est la meilleure stratégie. Le rôle du néphrologue est alors indispensable pour décider du bon moment. Si le patient a reçu une bonne information, il pourra dire lui même, je crois qu’il faut commencer maintenant.
Simple : personne ne peut nous demander de ne pas prendre en charge en urgence efficacement des malades inconnus, on réfléchit le lendemain pour la suite,nous serions trop en danger émotionnel, professionnel,juridique ne serait ce qu’en cas d’embrouille familiale
Un refus de soins n’est acceptable qu’exprimée préalablement par le patient en état de conscience intacte,nous verrons à l’usage l’utilisation des directives anticipées
Il s’agit d’une réponse légale qui permet de se protéger juridiquement, mais justement pas émotionnellement. Je me souviens du visage de cette femme qui ne voulait pas dialyser et je regrette toujours d’avoir insister…
Article remarquable, merci.
Un patient.