« Une Colère Noire » par Ta-Nehisi Coates traduit par Thomas Chaumont

« Lutter pour comprendre, c’est notre seul recours pour vaincre cette folie. »

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Je suis allé aux USA plusieurs fois, je n’y ai jamais vécu ou travaillé. J’aime bien ce pays. Cet été, nous sommes partis en Nouvelle-Angleterre. Ce voyage avait pour moi une  importance symbolique. C’était le lieu de nos dernières vacances de l’insouciance. Nous avons fini notre périple sur une ile au large de Mount Desert Island. Accès en bateau uniquement, une vieille voiture nous attendait au port, les clés sur le contact. La maison n’avait pas de clé pour la porte d’entrée, le silence, chaque personne croisé te salue, tu discutes, tu recroises on te salue encore plus chaleureusement. Tu laisses tes enfants partir en exploration, seuls, dans ce petit endroit calme sans peur (en fait non, mais je suis pas normal pour ça). Les pelouses bien tondues, les maisons de vacances proprettes, le petit musée où on te raconte l’histoire de l’ile, le cinéma familial. Un rêve d’Amérique parfaite, une vraie carte postale, ce fut un moment très agréable pour nous, écorchés de la vie. Ce rêve est très tentant. Ce n’est qu’une carte postale. Je comprends qu’on cède à la tentation de croire en cette image d’une Amérique tranquille où la communauté est soudée autour de valeurs communes sans faille. Terre offerte par un dieu miséricordieux à son troupeau méritant, l’histoire est belle, trop belle…

americaHeureusement nos courses au Wallmart du coin avant nos quelques jours isolés nous avaient rappelés comme ce pays est étrange. Nous achetons du cidre, à la caisse, le jeune homme, job d’été manifestement, refuse de prendre les bouteilles. Nous sommes étonnés. Il a moins de 21 ans et ne peut pas toucher de bouteilles d’alcool (du cidre à 3°). Il appelle sa responsable, une charmante femme entre deux ages qui nous regarde comme de dangereux pervers avec nos 6 bouteilles de cidres de 33cl. On demande sa carte d’identité à ma femme pour être sur qu’elle à plus de 35 ans, j’échappe à ça. Je suis un peu vexé, j’ai l’air vraiment plus vieux qu’elle alors ? Je me suis demandé ce qu’il ce serait passé si j’avais été noir dans cette Amérique si blanche…

Le rêve a un prix.

Ce prix est l’appropriation et souvent la destruction des corps noirs. C’est le sens de l’immense, du fantastique texte de Ta-Nehisi Coates. J’ai dévoré ce livre en une journée. Il raconte son histoire à son fils de 15 ans, l’age où être un homme noir en Amérique est un facteur de risque de disparaitre de mort non naturel. Il vient d’un des quartiers les plus durs de Baltimore. Il raconte son quotidien d’homme noir dans un pays qui a toujours broyé du noir, dès l’origine. C’est bouleversant, c’est émouvant, c’est terrible. Il faut lire ce texte, il faut y plonger. C’est un choc. Une analyse brillante de la situation américaine. Si vous voulez comprendre pourquoi Donald Trump a de bonnes chances d’être le futur président américain, lisez ce chef d’œuvre. Il donne les clefs. Le Rêve, la construction des races, la transformation des corps noirs en richesses et la peur de la perte de ce Rêve qui conduit à penser que la sécurité est plus importante que la justice, surtout si ta sécurité passe par un total abandon d’une minorité à l’arbitraire.

slow_chilIl écrit formidablement bien, vos yeux sont scotchés au texte. Vous comprenez mieux le monde, vous comprenez mieux les autres. Je suis un homme blanc avec un excellent niveau socio-économique. Je suis l’archétype du sommet de l’échelle alimentaire décrit dans ce livre. Je n’éprouve aucune culpabilité. J’ai eu de la chance, juste de la chance de naitre dans le bon pays, avec la bonne couleur d’épiderme. Ce texte est une très belle déclaration d ‘amour à l’enfant, au fils, j’y suis sensible, très sensible. Je ne peux pas comprendre la peur pour le corps qu’il nous transmet. Je n’ai jamais eu à vivre entre une rue qui peut te tuer à tout moment et une police qui peut aussi te détruire dans un arbitraire complet sans risque. Par contre, je comprends son angoisse pour son fils, pour le corps de son fils. Je comprends la peur qu’il soit au mauvais moment, au mauvais endroit, avec les mauvaises personnes, avec le comportement pas totalement adéquat qui pourrait entrainer la destruction de son corps, sa destruction.

Si je n’avais pas perdu mon fils, je ne pourrais pas vivre son angoisse  avec une telle intensité. Je connais cette peur. J’ai longtemps vécu avec cette peur, que j’ai toujours pour être honnête, de la destruction du corps de mes filles, car ceux sont des filles dans un monde où le corps des femmes vaut un peu moins que celui du mâle. Je sais depuis que le 3 février 2003 que tout est possible, rien ne protège ton rêve. Que ton rêve en fait n’existe pas, que seul existe, ce corps qui abrite qui tu es. Sans lui tu n’est rien, ce corps si fragile, cette vie si fugace. Ce livre m’a touché au cœur. Je comprends viscéralement la peur de cet homme.

Je pourrais vous citez des extraits, plein d’extraits, le problème est que j’ai annoté une page sur deux tant tout est fort, brillant, puissant, beau comme un corps. Je ne peux vous conseiller qu’une chose lisez le, laissez vous pénétrez par son histoire, par sa peur. Un grand texte, un très grand texte sur ce qu’est l’asservissement. Son talent est de donner une universalité à son histoire. Par la puissance de son intelligence, il transforme un moment particulier, d’un individu particulier, en un lieu particulier en universel par la puissance du verbe, de la littérature. Au delà de la destruction des corps noirs pour l’enrichissement de l’Amérique rêveuse, il nous raconte l’histoire de la destruction de tous les corps depuis la nuit des temps pour l’avantage de quelques uns.

Il a fait écho à un formidable livre que tout médecin devrait avoir lu « Les corps vils« . Le corps du pauvre a été un objet d’expérimentation. Il l’est l’est toujours. Mon désir de débat autour de la vente de reins est ancré dans une longue histoire de la médecine européenne. Le hasard a voulu que cette semaine dans la fabrique de l’histoire, une émission fasse un pont entre ces deux livres en s’intéressant à la médecine coloniale, c’est une très bonne introduction au livre de Chamayou.

Lisez ce « Between the world and me », vous en ressortirez un peu moins ignorant, avec l’envie de lutter pour que ce monde soit un peu moins absurde.

Note écrite en écoutant l’immense Kamasi Washington, car « Le pouvoir noir donne naissance à une forme de compréhension qui illumine toutes les galaxies, leur donne leurs couleurs les plus vraies. »

 

Il faut aussi féliciter le traducteur qui a fait un très bon travail pour nous restituer ce texte avec son souffle et des notes utiles.

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9 réponses à « Une Colère Noire » par Ta-Nehisi Coates traduit par Thomas Chaumont

  1. adèle dit :

    Merci de m’avoir fait connaitre ce livre, qui est vraiment quelque chose de très fort.

  2. adèle dit :

    « Le grand marin » de Catherine Poulain : au-delà du roman d’aventure, c’est aussi une histoire de corps, corps tantôt maltraité (le sien), tantôt magnifié (le corps de l’autre). Se faire mal pour se sentir exister, nier sa souffrance. Comme certains patients.

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  5. Merci de votre commentaire sur la traduction, c’est rare ! 😉

    • PUautomne dit :

      J’ai une grande admiration pour les traducteurs et vous avez fait un travail admirable pour restituer la langue et plus difficile le rythme de la langue. Je vous remercie de m’avoir permis de découvrir en français ce très beau texte.

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